Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 15.djvu/774

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

livre s’imprimait en cet idiome. Les gitanos de la péninsule accueillirent avec une joie extrême cette tentative faite pour relever un arbre aux racines antiques et vénérables, mais qui, négligé, rampait, à terre comme certaines vignes aux tiges puissantes que j’ai vues traîner dans la poussière en parcourant le midi de la France. Le sentiment religieux n’entrait pour rien, il faut le dire, dans leur enthousiasme ; ils ne voyaient dans la Bible traduite que le triomphe de leur langue nationale. La plupart des gypsies se plaignent en effet sur toute la terre du déclin de leur idiome ; ils savent d’instinct que quand les langues s’abaissent, les races se perdent. Les Romany n’avaient point jusque-là de monumens écrits ; mais ils ont partout des chansons ou des ballades. Cette littérature est une peinture de caractère. On ne doit point attendre d’une race condamnée à n’exprimer le plus souvent que des sensations ou des besoins physiques, souvent même à cacher, et pour de bonnes raisons, ce qu’elle veut dire, un ordre de compositions très élevées. La vie des gypsies, leurs aventures, leurs amours, tels sont les sujets de ces poésies. Il est à remarquer que leur langage en pareil cas diffère beaucoup de celui qu’on leur prête dans les livres ou les romances. On y chercherait en vain cet amour orgueilleux de la liberté que déploient sous leur nom les personnages de théâtre. On ne chante point ce que l’on a : les gypsies ne célèbrent point l’indépendance, ils la pratiquent. Les poètes romany aiment la nature, mais ils l’envisagent à un autre point de vue que nos bohémiens de fantaisie. Savez-vous, par exemple, ce que dit au barde gitano le brave porc qui court dans la plaine ? Il lui dit selon une ballade composée en langue romany : « Gypsy, viens et vole-moi ! » De temps à autre, l’orgueil du sang gonfle les veines du poète errant. « Je ne suis point, s’écrie-t-il, de caste noble ; je suis sorti de l’arbre d’Égypte, et je ne veux point être gentilhomme, mais gypsy et libre. » Et puis c’est un cri d’anathème et de colère à la vue de ces petits enfans bruns aux pieds nus « qui vont maudissant Dieu parce qu’ils n’ont point de pain et qu’ils ne rencontrent point de charité sur la terre. » Par hasard, mais rarement, un rayon de sentiment religieux entr’ouvre ces âmes dures et fermées comme la fleur de l’aloës : une mère qui se sent mauvaise dit à son petit enfant de prier pour elle pendant qu’il est encore innocent, afin que Dieu apaise le cœur troublé de la pauvre femme. L’amour arrache aussi de cette lyre inculte quelques accents touchans et délicats[1]. Il est à regretter que les chants nationaux des gypsies, qui courent en Russie les cafés et les théâtres, n’aient jamais

  1. La littérature romany n’est guère connue jusqu’ici que par la traduction anglaise de quelques poèmes (le Déluge, la Peste), et de ballades recueillies en Espagne par M. George Borrow, le seul Européen peut-être qui connaisse à fond la langue des gypsies. J’ai souvent demandé à des juwas anglaises de me dire le sens des chansons qu’elles répètent par cœur avec un plaisir évident, mais elles étaient incapables de transvaser leurs idées d’un idiome dans l’autre.