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habités seulement par des bêtes fauves qui ont pris la place des hommes dispersés par l’émigration ou détruits par la misère… Toute la plaine de Widdin est empreinte du même caractère de tristesse et de désolation. Le voisinage de la ville, loin de favoriser le travail, n’a servi qu’à l’oppression des travailleurs… L’excès de la servitude, l’arbitraire des gouverneurs, l’absence de tout droit de propriété et de transmission légale ont tellement dénationalisé ce beau pays, que tout drapeau qui s’y déploiera contre les Turcs réunira bientôt les populations sous son ombre[1]. »

Voilà pour la Turquie d’Europe. L’Asie-Mineure est-elle en meilleur état ? J’ai souvent entendu dire qu’en Asie la race turque avait la majorité, et que c’était là qu’il fallait la juger. En Europe, disent quelques-uns des défenseurs de la Turquie, il y a entre la population turque et la population chrétienne une telle disproportion de nombre, qu’il est difficile de maintenir l’ascendant des Turcs sur les chrétiens : le petit nombre doit tôt ou tard céder au grand nombre ; mais en Asie c’est tout différent. Là le Turc prévaut par le nombre ; là il a la majorité, et par conséquent sa supériorité y est naturelle. Soit ! je consens de grand cœur à céder l’Asie-Mineure aux Turcs, si cette prépondérance de la population turque sur la population chrétienne fait la prospérité de l’Asie-Mineure. Il me paraîtrait singulier, je ne le cache pas, que la décadence de la race turque fût si manifeste en Europe, et qu’en Asie au contraire cette race fût florissante et active, si bien que d’un côté du Bosphore tout languirait et dépérirait, tandis que de l’autre côté tout vivrait et grandirait, quoique les deux rives du Bosphore appartiennent au même maître. Si la race turque avait dans l’Asie-Mineure une force et une supériorité décisives, cette supériorité traverserait le Bosphore, elle ferait au XIXe siècle ce qu’elle a fait au XVe. Sa puissance au XVe siècle a passé d’Asie en Europe ; sa puissance au XIXe siècle du milieu de l’Asie dominerait encore l’Europe. Cependant, comme ce n’est là qu’un raisonnement, il faut au raisonnement ajouter l’expérience. M. H. Mathieu parle aussi de l’Asie-Mineure ; je veux me défier du témoignage de M. H. Mathieu : il est trop de mon avis, ou je suis trop du sien. Il faut entendre le témoignage d’un autre voyageur, et surtout d’un voyageur qui soit favorable aux Turcs. Je prends M. Hommaire de Hell, voyageur très regrettable, qui a péri victime de son zèle pour la science. M. Hommaire de Hell, après avoir publié un voyage très intéressant et très curieux fait dans les steppes de la Russie méridionale, fut chargé par le gouvernement français de faire un voyage du même genre en 1846, 1847

  1. La Turquie et ses différens peuples, t. II, p. 9.