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terre, que tu m’as déjà, sans le savoir, coûté de larmes que personne ne me rendrai… Tout petit enfant, j’ai suivi pieds nus, à la pluie, plus loin que la frontière, du côté de Cologne, tes grands bataillons, et tes soldats m’ont pris dans leurs bras pour me faire toucher, sans peur, la crinière de ton cheval de guerre. Ah ! pourquoi eux m’ont-ils donné, quand j’avais faim, à manger de leur pain, mieux que mon père, mieux que ma mère, si c’était pour entendre plus tard de l’autre côté de la barrière : Holà ! ces bourgeois de la ville, est-ce vraiment le peuple qui hier vendangeait dans sa cuve son sang à Rivoli, et qui fit vingt pas sans trembler sur le pont d’Aréole ? »

Ce furent surtout les désastres de 1814 et de 1815 qui lui laissèrent une impression ineffaçable. Il avait onze ans à l’époque de la campagne de France, il en avait douze quand l’empereur fut vaincu à Waterloo ; l’invasion fut l’événement de sa jeunesse, et il en ressentit la honte comme un affront personnel. J’emprunte aux intermèdes d’Ahasvérus l’expression de ce sentiment si vif encore chez le poète après plus de vingt années. La seconde journée du mystère vient de finir, et le chœur prend la parole, s’adressant surtout aux bourgeois de France, pour leur donner des conseils, à la façon d’Aristophane, sur les affaires de la patrie. « Véritablement, leur dit-il, rien ne m’agrée tout à fait parmi vous, hors vos chevaux de bataille. Quand on les touche de la main, ces vieux coursiers qui se rappellent quelle herbe sanglante ils ont rongée, crient encore : Menez-moi paître un champ de gloire ! Mais vous, sans rien dire, vous les conduisez par la bride dans un chemin où croît une moisson de honte dont ils ne veulent ni le chaume ni l’épi. Hommes de Lodi, de Castiglione, de Marengo, où êtes-vous ? Sortez de terre. Vous vous êtes couchés une heure trop tôt. Venez faire la tâche que vos enfans n’ont pas le cœur d’achever. Si froids que vous soyez, si pâles que vous ait faits la mort, c’est bien le moins que vous valiez vos fils, car, à mon avis, votre plus grand tort, le voici : c’est d’avoir laissé deux fois environner, fouailler et fourrager ce grand pays par vos méchans ennemis… Et encore je vous dirai que j’aimerais mieux, pour ma part, voir la bonne moitié de vos villes désertes encore à ce jour et renversées par la flamme et la bataille, mais avec des âmes cuirassées et bardées d’espérance dans le peu qui en resterait, que toutes vos cités debout avec force bastions et murailles bien alignées, mais avec tant de cœurs navrés de mort, qui s’en vont sur les places affichant leur affront et pavanant leur défaite. » Si le poète parlait ainsi en 1833, vous devinez ce qu’avait ressenti l’enfant en 1815. Le même cri éclate, et avec bien autrement de vigueur encore, dans le poème de Napoléon.