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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/143

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II

Est-ce à dire qu’Ahasvérus relève du génie latin ? Non, certes : c’est plutôt une conception à la Jean-Paul ; mais si l’on songe à l’immensité du sujet que s’était proposé le poète, à cette multitude de faits et d’idées que devait résumer son œuvre, on comprendra ce qu’il allait chercher au pays de la forme et de la lumière. Dans ce vaste pêle-mêle, il fallait introduire un ordre ; ce tableau prodigieux exigeait un cadre approprié. Quelle que soit l’exubérance de ce langage trop feuillu, comme Diderot le disait des Confessions de Jean-Jacques, il y a là une habileté de style, un mérite de composition, un soin du détail et de l’ensemble qui donnent une physionomie française à cette œuvre d’inspiration tout allemande.

Quel est donc le sujet d’Ahasvérus ? Le pèlerinage du genre humain à travers les âges. C’est surtout pour peindre de telles idées que la poésie a besoin de symboles. Goethe, voulant exprimer dramatiquement ses vues sur la destinée humaine, avait emprunté une tradition populaire au théâtre des marionnettes ; M. Quinet trouva aussi son symbole parmi les légendes du peuple. La complainte du Juif errant se prêtait merveilleusement aux interprétations du poète. Est-ce seulement la personnification d’Israël, ce vieillard à barbe blanche, qui s’en va de contrée en contrée, de forêt en forêt, sans pouvoir jamais mourir ? Quand il nous dit avec une naïveté si énergique, avec une si touchante expression de lassitude, que le dernier jugement finira son tourment, nous reconnaissons là l’humanité elle-même. M. Quinet l’avait reconnu avant nous, et cette figure qui amuse les enfans, cette figure si solennelle, si majestueuse, depuis que le poète l’a marquée de son empreinte, ne représentera plus autre chose que la race des fils d’Adam.

Je me garderai bien de donner l’analyse d’Ahasvérus ; elle a été faite ici-même, il y a vingt-cinq ans déjà, par un des maîtres de la critique. La conception, le plan, le style, les images, tout était imprévu dans ce livre. Le ciel et l’enfer de Milton, les rêves apocalyptiques de Jean-Paul sont encore des hardiesses classiques auprès des imaginations de M. Quinet. M. Magnin se chargea d’expliquer au public cette création extraordinaire, et son étude sur la nature du génie poétique à propos d’Ahasvérus est un manifeste littéraire bien autrement décisif, à mon avis, que les programmes des dernières années de la restauration[1]. Pour faire apprécier une œuvre où l’imagination s’accorde toute liberté, M. Magnin y établissait, avec une

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1833.