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bien, brochures politiques ou programmes littéraires, avaient soulevé une polémique assez vive ; pendant ce temps-là, M. Quinet reprenait la route de l’Allemagne, où l’attiraient les plus doux souvenirs de ses années de jeunesse et d’étude Quelques mois après, son père est mourant, et le voilà rappelé en France, dans sa province natale. Il couvait toujours, dans, sa pensée l’ébauche de son épopée philosophique ! Tant de travaux amassés, tant d’idées ; de rêves, de visions poétiques, formaient autour de lui comme un cortège invisibles Douloureux tourment de l’artiste ! L’écrivain sans idéal est toujours satisfait de lui-même ; Edgar Quinet se demandait avec inquiétude s’il saurait donner la vie à ces fantômes, s’il réussirait jamais à trouver une forme d’art pour ces gigantesques rêveries qui embrassaient les siècles et les mondes. C’est encore au poète lui-même que j’emprunterai ses confidences. « Tu ne sais pas, écrivait-il à un ami du fond de la Bresse, tu ne sais pas quelle douleur c’est de n’entendre jamais d’autre écho que celui de sa pensée vagabonde. Ma jeunesse se consumait là dans un stérile amour de la création tout entière. J’étais noyé dans un océan sans forme et sans rivages… Quand je faisais un pas le matin sur la rosée de la grande avenue, il me semblait que la terre et l’eau se lamentaient. Pendant des journées entières, sur le bord des prés, je suivais des fantômes qui n’ont point de corps, et il y avait des idées sans noms, sans images possibles dans aucun monde, qui ne me quittaient pas… De ces tours que je bâtissais dans mes songes, de ces images à demi peintes, de ces mélodies sans voix, rien ne me restait qu’un vague enchantement ; mais aujourd’hui mes fantômes m’importunent, mon propre chaos m’obsède ; un aveugle instinct me pousse vers la lumière : il n’y a que le soleil d’Italie qui puisse dissiper mes odieuses ténèbres. » Ce moment est décisif dans la carrière de M. Edgar Quinet ; il marque la fin de ce que Goethe appelle les années d’apprentissage. Pendant cette période de préparation, le traducteur de Herder, le disciple de Creuzer, le soldat scientifique de l’expédition de Morée, a recueilli les matériaux de ses poèmes. L’heure de la rêverie est finie ; l’artiste doit terminer son œuvre. Tourmenté des visions qui l’obsèdent, fatigué de ses nuages et de ses fantômes, il va chercher le jour, le soleil, le ciel radieux : il court en Italie, et une année après il en rapporte Ahasvérus.