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le grincement d’une clé qu’on essayait d’introduire dans la serrure. Je crus à une tentative de vol, je réveillai Giulio en criant : Qui est là ? Une voix rauque me répondit : La forza (la force, comme on dit en France la justice) !

Loin de me calmer, cette réponse ne fit qu’augmenter mon inquiétude. Je me levai et courus regarder à travers le guichet de la porte. Je vis d’abord un personnage habillé en bourgeois, petit, trapu, de figure sinistre. Je le reconnus : c’était Nardoni, si célèbre depuis dans les fastes de la police romaine. Il était accompagné de deux carabiniers, dont l’un portait une lanterne sourde, et l’autre un trousseau de clés. Nardoni, d’un ton sec, quoique poli, m’adressa la parole : « Nous avons, dit-il, une mission pénible à remplir auprès de vous. Les précautions les plus minutieuses ont été prises pour que toute résistance de votre part soit inutile. Ouvrez, messieurs, ce n’est pas à votre liberté que nous en voulons, vos personnes seront respectées. » Je compris alors qu’il s’agissait d’une visite domiciliaire.

Giulio avait tout entendu et s’était levé. Après avoir allumé une lampe, il s’était empressé de cacher quelques ouvrages qui faisaient partie de notre modeste bibliothèque. Pour lui en donner le temps, je fis semblant de chercher la clé de la porte, que je prétendis avoir égarée. Les gens de la police commençaient à perdre patience et à faire tapage ; il fallut leur ouvrir. Nardoni se dirigea immédiatement vers mon bureau, et les deux carabiniers, suivis de deux autres sbires, se mirent à fureter dans ma garde-robe, dans mes malles, dans nos tiroirs, dans tout meuble où il était possible de receler quelque objet. On s’empara de tous nos papiers et de toute notre correspondance ; quant aux livres, on se borna à saisir les ouvrages défendus à Rome, tels que Botta, Machiavel, Bentham, Jean-Jacques Rousseau, et jusqu’à l’Histoire de Dix-Ans, de M. Louis Blanc, que je m’étais procurée depuis très peu de jours. Un livre qui aurait pu me compromettre davantage passa heureusement inaperçu : c’étaient les Ruines de Volney ; il était tombé derrière la table de nuit et ne fut point découvert.

Quand ils eurent saisi tous ces objets, ainsi qu’une paire de pistolets sur laquelle ils mirent la main, messieurs les inquisiteurs se disposèrent à se retirer. Je protestai contre cette saisie en exhibant une licence en règle qui me permettait d’acheter, lire et garder par devers moi tous les livres, même défendus, dont les titres ne se trouvaient pas sur mon permis[1]. Nardoni répondit qu’il

  1. Je reproduis à titre de document le libellé de cette licence : « Auctoritate SSmi D. N. Gregorii P. P. XVI nobis commissâ, liceat N… (si vera sunt exposita), attentis litteris testimonialibus, et quoad vixerit, légère ac retinere, sub custodiâ tamen ne ad aliorum manus perveniant, libros prohibitos de jure civili, canonico, naturali, gentium et mercatorio. Item grammaticos, rhetoricos, poeticos, philosophicos, mathematicos, astronomicos et historicos profanos, exceptis operibus Dupuis, Volney, Reghellibi, Pigault-Lebrun, Potter, Bentnam, J.-A. Dulauré, Fêtes et Courtisanes de la Grèce, Novelle del Casti, et aliis operibus de obscœnis et contrà religionem ex professa tractantibus. In quorum fidem, etc. »