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et d’ingénieux stratagèmes, je parvins d’abord à la voir de près et à échanger quelques paroles avec elle. Enfin, grâce à l’intervention de son frère, artiste distingué et l’un des meilleurs élèves du célèbre sculpteur danois Thorwaldsen, je fus admis dans la maison. On comprend qu’ainsi agréé par la famille, j’avais dû faire connaître mes intentions, et que par conséquent mon amour était partagé.

Cependant l’exaltation de mes idées politiques se ressentit de l’exaltation de mon amour. Je commis une foule d’imprudences qui me signalèrent de plus en plus aux yeux de la police. Entraîné par mes amis, je continuai à fréquenter assidûment les théâtres. J’assistai ainsi aux débuts de Mme Ristori, dont la renommée ne devait traverser les Alpes que beaucoup plus tard. Je ne manquais jamais de prendre part à une solennité musicale ou dramatique. Un soir je me rendis, en compagnie de mes inséparables camarades d’étude et de plaisir, au théâtre Valle, où Fabri devait déclamer quelques poésies classiques, entre autres le chant de Dante sur le comte Ugolin. Tout le parterre lui prêtait la plus grande attention, bien que chacun sût par cœur les vers que Fabri récitait. Quand l’artiste arriva au passage où il est question de l’archevêque Roger, que l’immortel gibelin a voué aux peines éternelles de l’enfer, je m’aperçus que la censure avait supprimé le mot arcivescovo (archevêque) dans ce vers :

E questi è l’arcivescovo Ruggeri,


et que l’on disait à la scène :

E questi è l’Ubaldin[1] Ruggeri.


Irrité d’une pareille mutilation et d’une profanation qui me paraissait vraiment sacrilège, je me levai, et de ma stalle je criai à l’acteur de toute la force de mes poumons :

E questi è l’arcivescovo Ruggeri !


J’appuyai à dessein sur le mot arcivescovo. Tout le parterre alors se leva et applaudit avec frénésie à mon audace, en répétant le vers de Dante dans sa véritable leçon. Le scandale fut au comble. Pendant qu’on me faisait une espèce d’ovation et que la représentation était suspendue, la police intervint. Je fus arrêté, mais on me relâcha immédiatement après m’avoir demandé mes nom et prénoms. Je me rendis sans tarder chez Séraphine. Elle avait déjà entendu parler de mon équipée, et m’accueillit toute tremblante. Elle désapprouva hautement ma conduite et me supplia, les larmes aux

  1. Ubaldini était le nom de famille de l’archevêque.