Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/183

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

notre jeunesse se passait ; mais si je tombais parfois dans l’abattement, il n’en était pas de même de ma courageuse fiancée. Sa résolution grandissait avec les obstacles. Tout ce qu’elle fit pour obtenir mon élargissement ne saurait se raconter. Forte de sa vertu et de la sainteté de sa cause, malgré l’opposition même de plusieurs de ses parens, elle osa se présenter devant mes juges, devant le gouverneur et les autorités de Rome. Elle se jeta aux pieds du cardinal secrétaire d’état, voulant à tout prix obtenir une grâce pour laquelle j’avais déclaré que je ne ferais jamais la moindre démarche. Partout où elle se présentait, sa jeunesse et sa beauté attiraient l’attention ; son nom, une fois prononcé, lui conciliait le respect et l’estime des personnes auxquelles elle s’adressait. Elle n’obtint pourtant que quelques promesses insignifiantes qui n’eurent aucun effet. Elle voulut alors arriver directement au pape et obtenir une audience de lui ; mais sa demande fut rejetée. Trois années se passèrent ainsi en inutiles efforts que Séraphine me cacha pour ne pas me décourager.

J’avais pour voisin de cellule le faussaire le plus habile qui peut-être ait jamais existé. Homme instruit, intelligent, laborieux et patient, Alberti avait toutes les bonnes qualités de sa mauvaise profession. Depuis longues années qu’il faisait le métier de faussaire, il avait réalisé des sommes considérables au moyen de prétendus manuscrits rares qu’il vendait surtout aux étrangers. Il avait étudié dans les bibliothèques publiques et dans les fac-similé les différens genres d’écriture propres aux grands hommes de la littérature italienne, notamment Dante, Pétrarque, le Tasse, et lorsqu’il était arrivé à posséder parfaitement la physionomie particulière que présentent les autographes de ces grands écrivains, il s’appliquait à les transcrire, et les donnait ensuite comme des copies faites par eux-mêmes, puis retrouvées par lui dans une vente aux enchères ou chez un bouquiniste. Cette première tentative, couronnée de succès, encouragea Alberti. Il alla plus loin ; il voulut imiter le style de quelques auteurs célèbres, surtout de Pétrarque et du Tasse. Dans cette pensée, il se procura les anciennes éditions de quelques classiques latins, et il y ajouta des notes marginales qu’il donna comme écrites de la main même de Pétrarque. Il parvint aussi, à force d’étude et grâce à une incontestable capacité, à contrefaire parfaitement la prose du Tasse. Ce n’était pas seulement la forme qu’il avait réussi à imiter, c’étaient les sentimens, les pensées, les fautes, et jusqu’à certains néologismes qu’il avait admirablement saisis. Il inventa de la sorte toute une correspondance amoureuse entre Éléonore d’Este et son malheureux adorateur. Il composa en outre des sonnets et des poésies, entre autres une ode au fameux bandit Sciarra, qui avait sauvé la vie au Tasse. L’habile faussaire