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tinement la traite des nègres. Les faits étant connus, il ne restait plus qu’à s’apitoyer sur le sort des malheureux matelots français qui ont succombé sous la fureur d’une bande de sauvages ; peut-être aussi fallait-il voir dans ce tragique événement un avertissement que doivent mettre à profit, et les commerçans qui se livrent à ce recrutement hasardeux des noirs sur la côte d’Afrique, et le gouvernement qui a autorisé ce trafic, et qui ne saurait demeurer indifférent aux conséquences. Malheureusement les anciens abolitionnistes de la chambre des lords, sans attendre les documens officiels, ont pris prétexte du malheur de la Regina Cœli pour lancer contre le commerce français sur la côte d’Afrique des accusations aussi blessantes qu’inconsidérées. L’évêque d’Oxford, fils de l’illustre Wilberforce, lord Brougham, lord Grey, ont réchauffé leur vieille ferveur abolitionniste, ferveur que nous respectons dans les grands actes qu’elle a enfantés autrefois et même dans ses intentions actuelles, mais qui avait le tort d’être déplacée au sujet de la Regina Cœli et à l’égard de la France. Au surplus, on a fait promptement justice en Angleterre du zèle intempérant et arriéré de ces nobles lords. Le Times, entre autres, s’est montré plus sévère que nous n’aurions voulu l’être nous-mêmes à leur égard. Cela n’a point empêché quelques journaux français de pousser des clameurs dans le goût américain contre l’insolence britannique. Ce petit tapage n’a pas eu de suite. Il eût mieux valu, suivant nous, puisque l’accident de la Regina Cœli appelait si tristement l’attention sur ce sujet, examiner cette question délicate de l’engagement des noirs. Il ne faudrait pas, pour l’honneur de notre pays, que ce système des engagemens pût, nous ne disons pas servir de manteau à la traite déguisée, mais influer défavorablement sur la condition des noirs de l’Afrique occidentale. Il n’y a que deux points sur la côte d’Afrique, Libéria et Krow, où il y ait des nègres réellement libres et capables de contracter avec indépendance des engagemens. Encore les Krowmen ne s’engagent-ils que pour le service maritime, et refusent-ils de s’enrôler pour les travaux de culture. Libéria n’a pas une population assez considérable pour pouvoir fournir un aliment suffisant à l’émigration. En dehors de Libéria et de Krow, il n’y a à recruter sur toute la côte que des nègres, esclaves des chefs, et que l’on achète à ces petits rois sauvages moyennant la prime d’engagement. Qu’arriverait-il donc si ce système des engagemens que nous avons essayé depuis peu d’années venait à se généraliser, si, à notre exemple, les Américains du nord et du sud se mettaient à venir chercher là les travailleurs dont ils ont besoin ? On verrait inévitablement se reproduire une grande partie des horreurs auxquelles on a voulu mettre un terme en poursuivant la suppression de l’infâme commerce des esclaves. Les chefs nègres à qui l’on viendrait demander des engagés par milliers, allumés par le lucre recommenceraient ces chasses cruelles où ils allaient chercher l’approvisionnement de bétail humain qu’absorbait autrefois l’esclavage colonial. Nous n’avons garde de dire qu’on soit près d’arriver à un pareil abus : le système des engagemens n’a pas encore pris assez de développement pour cela ; mais nous en avons assez dit pour montrer qu’il y a là pour la France une délicate question d’humanité à surveiller. Être attentif au devoir que nous impose la responsabilité que nous avons contractée en permettant le trafic des