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de la maisonnette habitée par son neveu, sa cuisine dans un chalet, sa vache et sa laiterie dans un autre. L’existence de ce mystérieux vieillard n’en était cependant que plus monotone et plus mélancolique. On remarquait ou du moins on avait remarqué, lors de la construction de son habitation, avec quel soin il avait fait tourner les ouvertures du côté opposé au donjon et même au château neuf. On n’y entrait que par une petite porte latérale, et pour pénétrer dans sa chambre il fallait serpenter par un petit couloir. On eût dit qu’il craignait d’apercevoir le donjon par une porte ouverte directement de ce côté. Après tout, c’était peut-être uniquement une précaution contre le vent d’ouest, qui soufflait de là.

Comme pour confirmer les on dit du pays, il était extrêmement rare que Stenson sortît de sa maisonnette, si ce n’est pour humer quelques rayons de soleil dans un étroit verger situé au bord du lac, toujours dans la direction opposée au donjon, et encore assurait-on qu’à l’heure où le soleil envoyait l’ombre grêle de la girouette sur ses allées, il les quittait et rentrait chez lui avec précipitation, comme si cette ombre néfaste lui eût apporté l’horreur et la souffrance. Dans tout cela, les esprits forts du château neuf, majordome et valets de nouvelle roche, ne voyaient que les précautions excessives, poussées jusqu’à la manie, d’un vieillard frileux et maladif ; mais Ulphilas et compagnie y voyaient la preuve irrécusable de l’installation d’esprits malfaisans et de spectres effroyables dans le lugubre Stollborg. Jamais depuis vingt ans, disait-on, Stenson n’avait traversé le préau et franchi la porte de l’ouest. Quand une affaire avait nécessité sa présence au château neuf, il s’y était rendu par son petit verger, au bas duquel était amarrée en été sa barque particulière.

Bien que la présence du baron au château neuf, qui avait lieu lorsqu’il n’assistait pas au stendœrne (diète des états), dont il était membre, ne changeât rien à l’existence de Stenson, Ulphilas remarquait depuis quelques jours une singulière agitation chez son oncle. Il faisait des questions sur le donjon comme s’il se fût intéressé à la conservation de ce maudit géant. Il voulait savoir si Ulf y entrait de temps en temps pour donner de l’air à la chambre de l’ourse, à quelles heures, et s’il n’y avait rien remarqué d’extraordinaire. Ce jour-là, Ulf mentit, non sans remords, mais sans hésitation, en répondant de la tête et des épaules qu’il n’y avait rien de nouveau. Il avait de fortes raisons d’espérer que Stenson, ne sortant pas de sa chambre à cause du froid, ne s’apercevrait de rien, et il avait senti certains écus sonner à son intention dans la poche de M. Goefle sans que la voûte du Stollborg parût vouloir crouler d’indignation pour si peu. Sans être un homme avide, Ulf ne détestait pas les profits, et peut-être commençait-il à se réconcilier un peu avec le donjon.