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anciennes : les couches du servage se formèrent successivement sur une terre qui connaissait l’esclavage de toute antiquité.

Ce qui s’est passé en Russie s’est accompli partout : seulement l’Occident, débarrassé beaucoup plus tôt des périls de l’invasion, a pu entrer depuis des siècles dans l’accomplissement de cette œuvre capitale de la civilisation qui consiste dans la conquête de la personnalité humaine au moyen de la possession individuelle du sol et de l’égalité juridique. Il y a quatre cents ans à peine que la Russie a été délivrée du joug des Mongols. Ne soyons pas étonnés de la voir en arrière, dans une sorte d’enfance politique, et joignons nos vœux aux efforts tentés pour la faire arriver à l’âge viril.

Le travail imposé aux esclaves et aux serfs n’est pas trop dur, tant que l’enfance du commerce restreint les exigences aux besoins de la consommation ; mais à mesure que le cercle des besoins s’élargit chez le maître et que le commerce s’étend, l’intérêt pousse à exiger un travail excessif. En même temps, si l’esprit de l’homme assujetti se développe, il souffre plus de son état d’abaissement ; il devient moins docile, tandis que le maître devient plus exigeant. Le mode de culture change ; il nécessite plus d’application et plus d’intelligence, il repousse les procédés grossiers de l’enfance sociale, et demande le concours de bras actifs et dévoués. Pour que l’esclavage se maintienne, il faut donc rendre la discipline sévère, conserver au maître un pouvoir sans limites. Cependant les droits de l’humanité commencent à être mieux compris, et par une coïncidence inévitable les liens du servage viennent à se relâcher au moment même où il faudrait les resserrer, si l’on faisait abstraction des idées étrangères à l’intérêt matériel. La loi prend sous sa protection l’homme assujetti, et il est impossible qu’elle néglige ce devoir au milieu d’un développement de civilisation quelque peu prononcé ; elle rend de plus en plus difficile le maintien de l’esclavage. Ceux qui cherchèrent à paralyser les efforts généreux d’Alexandre Ier obéissaient à une inflexible logique. Il suffit de comprendre que l’esclavage, comme instrument économique, n’admet pas de moyen terme pour se rendre compte également des obstacles suscités à la volonté énergique de l’empereur Nicolas. Plus d’un acte de son long règne témoigne de l’intention persévérante de transformer la condition des paysans ; mais les mesures qu’il avait prises n’ont eu pour résultat que de rendre de plus en plus impossible le servage lui-même, sans toutefois le faire disparaître.

En se prononçant contre la suppression du servage, M. Tegoborski et M. de Haxthausen ne paraissent pas avoir suffisamment étudié les conséquences de la situation actuelle : ils n’ont pas mesuré l’influence qu’exerce la nécessité de modifier les systèmes de culture, ni la force d’inertie qu’oppose à tout essai de progrès l’homme assujetti,