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une fois qu’il a conçu le désir de devenir libre. Autrement M. de Haxthausen n’aurait pas écrit ces incroyables paroles[1] : « Si les exploitations rurales avaient à supporter le salaire des ouvriers, le revenu net du sol serait réduit à zéro. Faut-il donc s’étonner que l’agriculture dans toutes les branches y soit languissante, et ne fasse gué de très faibles progrès ? Elle rétrograderait même, si elle n’était soutenue par le servage et les corvées. » Et il ne lui est pas venu à la pensée de se demander si l’état languissant de l’agriculture et l’absence de tout progrès sérieux ne s’expliquaient pas précisément par le servage et les corvées, maintenus à une époque qui ne saurait s’accommoder du régime patriarcal ! Par une heureuse inconséquence, M. de Haxthausen laisse souvent échapper des aveux qui cadrent mal avec le principe posé en tête de son ouvrage.


« Au commencement, dit-il[2], ils (les seigneurs) n’eurent pour ouvriers que la partie superflue de leurs dvorovié[3], dont la paresse et le travail imparfait décidèrent les seigneurs àjeur adjoindre des paysans enlevés à la charrue. Le nombre de ces derniers s’accrut en raison des profits obtenus… D’essai en essai, les seigneurs arrivèrent bientôt à la triste conviction que le paysan russe, travaillant seulement par devoir ou par corvée, est un ouvrier détestable, et qu’il est au contraire actif et intelligent dès que son intérêt est stimulé. Cette expérience les porta à permettre aux paysans de travailler pour leur propre compte, de chercher du travail en s’engageant dans différentes fabriques à la condition de leur payer une certaine redevance annuelle. De nos jours, cet usage est le plus répandu. Ce qui plaide le plus en faveur de cette coutume, c’est l’antipathie traditionnelle du peuple russe pour les travaux des champs[4]. Quand on connaît le caractère du peuple russe, il est aisé de se convaincre que cette faculté de quitter l’agriculture pour s’adonner à une industrie quelconque a pour lui beaucoup de charmes et beaucoup d’avantages, il en est de même pour le seigneur, auquel cet état de choses ne donne ni peine ni souci. Content de la redevance de ses paysans, il n’a à s’embarrasser de rien. On comprendra aisément cette préférence, si l’on compare cet arrangement sûr, facile et profitable aux ennuis sans nombre d’une agriculture arriérée, chanceuse, et ordinairement peu lucrative. »


C’est ainsi que s’établit une des formes du servage, la condition du paysan à l’obrok qui abandonne la terre pour le travail industriel. — M. de Haxthausen ne se borne pas à montrer que l’homme assujetti ne vaut rien comme cultivateur, il ajoute : « La servitude ne pouvait pas avoir alors les inconvéniens nombreux qu’elle présente aujourd’hui. De nos jours c’est tout le contraire, et toute personne sensée conviendra qu’il est impossible de la maintenir encore longtemps

  1. Introduction, t. X.
  2. Tome Ier, p. 99.
  3. Serfs attachés à la personne du maître.
  4. Cette antipathie ne vient-elle pas du sort fait à la population rurale ?