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le hasard seul décide du métier qu’il embrassera. S’il est fils de serf, c’est le seigneur qui lui dit : « Tu seras cordonnier, cuisinier ou tailleur. » Pour remplir les différens métiers nécessaires dans un régiment, le colonel ordonne de désigner tant de selliers, d’écrivains ou de musiciens, et la chancellerie du régiment exécute ses ordres sans hésiter. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que ce choix, fait pour ainsi dire au hasard, sans consulter ni les dispositions ni le goût de ces artisans improvisés, est ordinairement couronné de succès[1]. » M. de Haxthausen ajoute, il est vrai : « L’argent et les honneurs, voilà les deux idoles du peuple russe ! Tant qu’il n’est pas sorti de sa condition, le paysan est bon, simple et honnête ; mais dès qu’il passe à l’état de marchand, il se pervertit entièrement et devient un fripon fieffé. » Si ce jugement était complètement vrai, le paysan russe serait encore plus à plaindre qu’à blâmer. Jusqu’ici tout semble conspirer pour le pervertir, et dans sa naïve ignorance il n’a même pas le refuge de la religion. Le trop fidèle tableau que retraçait dernièrement la Revue peut faire apprécier l’influence morale du clergé orthodoxe[2].

À côté des méfaits que l’on peut leur reprocher, il est juste de constater, avec M. Tourguenef, que les paysans russes sont aussi capables de bonnes qualités, quand le milieu dans lequel ils sont placés leur permet de les développer. Il existe une association qui fournit aux marchands, aux négocians, aux banquiers, des commissionnaires, des garçons de caisse, etc. ; souvent ces gens deviennent les véritables hommes d’affaires de ceux qui les emploient. Ce sont les artelchiks (compagnons), dont la probité est proverbiale ; ces braves gens sont de simples paysans, souvent serfs à l’obrok.

La dextérité du peuple russe a fourni à Storch des remarques ingénieuses[3], que confirme un observateur dont on ne contestera pas la pénétration, M. de Custine. « Les Russes, dit-il, sont singulièrement adroits et industrieux, » et il fournit de nombreux exemples à l’appui de ces paroles. Storch a reproduit un passage d’un écrit peu connu de Faber, Promenades d’un Désœuvré, qui renferme des observations fines et justes :


« Le Russe, dit M. Faber, a une aptitude étonnante pour prendre toutes les formes, pour acquérir toute sorte de talens ; il sait tout imiter : langues, arts, manières, il saisit tout avec facilité, il a de l’adresse pour tout. J’ai pris mon Fédotte au hasard, je l’ai dépouillé de son sarrau de paysan. J’en aurais fait mon secrétaire, mon écuyer, mon maître d’hôtel, mon intendant. N’ayant besoin que d’un laquais, j’en fis mon laquais. Le lendemain du jour où je le pris à mon service, je ne le reconnaissais plus : il parut le matin

  1. Tome Ier, p. 46.
  2. Mœurs religieuses de la Russie, livraison du 1er juin, p. 609.
  3. Cours d’économie politique, t. III, p. 334.