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« Je le grondai à plusieurs reprises pour cette mauvaise habitude, et, voyant qu’il n’en tenait aucun compte, je chargeai mon valet de chambre de le sermonner, et de lui déclarer que je me verrais obligé de le renvoyer, dans la crainte des accidens qui pourraient arriver à mes chevaux par suite de sa somnolence. Cette circonstance me donna le secret de ce sommeil irrésistible, si peu naturel chez un homme jeune et bien portant. J’appris que mon pauvre Vasili ne dormait pas la nuit. Connaissant un peu le métier de cordonnier, il passait les nuits à réparer les bottes de tous les domestiques du voisinage, ne quittant souvent ce travail qu’à l’aube du jour pour aller soigner mes chevaux, après quoi il nettoyait la voiture et les harnais, ce qui le menait jusqu’à huit ou neuf heures du matin : alors il fallait atteler pour me conduire en ville. Ému de pitié et sentant qu’un travail aussi accablant ne pouvait être entrepris que sous la pression du malheur, je me rendis à l’écurie pour parler moi-même à Vasili. Le pauvre garçon se jeta à mes pieds en me priant de ne pas le renvoyer, disant : « Je suis déjà en retard d’une partie de l’obrok de l’année passée ; si vous me chassez, je pourrais bien rester tout un mois sans place, et je serais un homme perdu. »

« J’appris alors qu’avec vingt-sept autres malheureux (parmi lesquels onze femmes), il formait l’héritage de Mlle  D…, vieille fille du plus détestable caractère, et que je connaissais pour l’avoir rencontrée chez le major Sen… Après la mort de leur père, Mlle  D… et ses quatre sœurs avaient partagé entre elles les cent cinquante-six paysans du village B…, qui était resté à peu près inhabité, vu que ces demoiselles trouvaient moins d’avantage à faire cultiver leur terre qu’à faire de leurs serfs des ouvriers et des domestiques, en leur imposant des obroks exorbitans. — Mon cocher payait par an 300 roubles-assignats, c’est-à-dire juste autant qu’il recevait de gages. Or, comme l’année précédente il avait été malade pendant six semaines et sans place durant quinze jours, il était arriéré de 50 roubles d’obrok. C’était pour rattraper cette somme et obtenir en outre ce qu’il lui fallait pour ses habits et sa chaussure, que ce malheureux était réduit à travailler nuit et jour, sans avoir l’espoir de pouvoir gagner 1 rouble pour lui-même, ni de voir finir cette torture autrement qu’avec sa vie. Le jour où je parlai à Vasili, il avait déjà soldé 33 roubles de sa dette, et n’en devait plus que 17. Tirant de mon portefeuille un billet de 25 roubles, je lui en fis cadeau, l’engageant à remettre à sa maîtresse ce qu’il lui devait. Il me remercia les larmes aux yeux, en disant : « Maintenant je vais dormir toute la nuit, car ce qu’il me faut pour mes bottes et mes habits de tous les jours, je puis bien le gagner durant la journée. »

« Avec cela, pas une plainte, pas un reproche contre l’auteur de ses souffrances, et pourtant les procédés dont usait Mlle  D… n’étaient rien moins qu’humains. Dès qu’un de ses serfs se montrait inexact dans ses paiemens, elle le faisait revenir auprès d’elle dans sa maison d’Orel, et l’occupait à travailler dans un vaste jardin potager qui en dépendait ; mais elle nourrissait si peu le pauvre serf et le traitait si mal, qu’il préférait lui abandonner jusqu’au dernier rouble qu’il pouvait gagner en louant ses services à un autre maître : il avait du moins la chance d’être bien nourri et mieux traité.

« Engagé dans cette voie, je ne pus maîtriser mon désir d’en connaître plus long sur cette affaire. J’allai aux informations, et j’appris que du temps du