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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/348

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n’était-il pas propriétaire d’âmes ? Au lieu d’en avoir charge devant Dieu, il en tirait profit sur cette terre, et si cet usage du droit est coupable, que dire du droit même ?

Cette faculté de pressurer des malheureux entraîne un singulier résultat : la petite propriété, au lieu de profiter aux forces morales et productives du pays, comme en France, en Belgique, etc., devient l’occasion des plus odieuses tortures. Il faut le reconnaître, l’homme riche descend rarement à des exactions révoltantes : il tire de la possession de serfs qui ont acquis quelque fortune, ou même une véritable opulence, plutôt une satisfaction d’orgueil qu’une augmentation notable de revenu. Il est fier de pouvoir dire que tel millionnaire, tel homme ayant conquis une réputation méritée, lui appartient. Il n’en est pas de même des nobles qui se trouvent dans une position médiocre ou misérable[1]. On rencontre des villages de deux ou trois cents âmes appartenant à dix-huit ou vingt seigneurs. M. Schedo-Ferroti[2], dans un écrit remarquable intitulé la Libération des paysans[3], dit avoir connu des nobles qui ne possédaient que trois ou quatre serfs inscrits comme attachés à un village ou même à une maison située dans une ville ou à la campagne. Ce que ces pauvres gens ont parfois à souffrir est effroyable. Plus ils sont forts, adroits, habiles, intelligens, et plus on les écrase ; leurs facultés plus développées ne servent qu’à leur faire imposer un plus lourd tribut. La redevance annuelle qu’on exige de ces malheureux est souvent exorbitante : on rencontre des serfs qui paient 200 et 300 roubles-assignats par an, et cette somme représente tous leurs gages d’une année, de telle sorte que les malheureux ne gagnent par un travail opiniâtre que la subsistance quotidienne, celui qui les a loués leur devant l’entretien et la nourriture. Comme l’esclave antique, ils n’obtiennent pour eux que le salaire de la vie. — Des exemples fidèlement reproduits peuvent seuls faire apprécier la portée de faits tellement étrangers à nos idées et à nos habitudes.


« Durant mon séjour à Orel, dit M. Schedo-Ferroti, j’avais un cocher auquel je payais 25 roubles-assignats par mois, le défrayant de tout et lui donnant l’habillement dont il avait besoin quand il conduisait la voiture, — sauf ses habits de tous les jours et ses bottes, qu’il devait se fournir à ses propres frais. — Cet homme, d’une conduite exemplaire, très soigneux de mes chevaux, n’avait qu’un seul défaut, celui de s’endormir sur son siège chaque fois qu’il lui arrivait de m’attendre une demi-heure.

  1. Jusqu’ici, les nobles seuls peuvent posséder des terres peuplées de paysans.
  2. On assure que ce pseudonyme couvre le nom d’un des hommes les plus considérables et les plus distingués de l’empire russe.
  3. Berlin, 1858.