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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/353

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espèrent en la liberté, ceux qui ont pu arriver à l’aisance et à la richesse répètent : « Si l’oiseau est bien dans une cage d’or, il est mieux sur une branche verte[1]. »

On a cité une lettre fort curieuse d’un propriétaire du gouvernement de Koursk. — Dès la première nouvelle de la détermination impériale touchant l’émancipation, ce propriétaire réunit ses paysans au nombre de huit ou neuf cents, et leur fit part de ce qu’il avait appris, les engageant à se réunir afin de délibérer sur la manière la plus utile pour eux d’opérer leur affranchissement. Ils répondirent qu’ils se trouvaient heureux de leur situation, et qu’ils ne voulaient pas en changer. Cependant les journaux apportèrent la même nouvelle. Les paysans se réunirent alors spontanément, délibérèrent entre eux, après quoi ils envoyèrent des délégués à leur maître pour lui déclarer que s’ils étaient libres, ils devraient avoir affaire à la police, et que, pour éviter ce malheur, ils le suppliaient de les garder — Ce n’est donc pas la liberté que ces infortunés dédaignent, c’est la police qu’ils redoutent, ce sont les monstrueux abus des employés (tchinovnicks) qui les effraient, car ils ne se sentent pas assez forts pour leur résister. Montesquieu parle des états où les hommes libres, trop faibles contre le gouvernement, cherchent à devenir lis esclaves de ceux qui tyrannisent le gouvernement. Le paysan russe qui recule devant l’idée de l’émancipation obéit à un sentiment analogue ; l’ispravnik et ses adjoints (stanovoï pristav) lui font peur. Pour se garantir de l’oppression, il cherche un refuge auprès du maître, qui a le pouvoir de le protéger et que l’intérêt invite à le faire. Sans la sûreté des personnes et des propriétés, la liberté n’est qu’un vain mot, et si les paysans libres ne devaient pas jouir de cette sûreté, leur situation ne vaudrait guère mieux que celle des serfs.

L’émancipation des paysans russes semble, on le voit, être commandée aujourd’hui par l’intérêt politique et par les nécessités économiques aussi bien que par le sentiment moral ; mais pour être une œuvre sérieuse et féconde, elle exige tout un ensemble de réformes dans l’administration civile et dans l’organisation de la justice. La nécessité de ces réformes apparaîtra mieux sans doute quand nous aurons exposé, dans une prochaine étude, la situation des paysans de la couronne et les résultats du communisme russe.


L. WOLOWSKI, de l'Institut.

  1. Proverbe russe.