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gard des Ioniens. Source suprême de toute justice, le provéditeur-général était d’une indulgence excessive pour tous ceux qui pouvaient acheter l’impunité. Sa vénalité allait si loin qu’elle bravait même le ridicule, si puissant parmi les populations latines et helléniques. Ce haut fonctionnaire se croyait obligé de donner chaque année cinq repas officiels, où il invitait successivement le clergé, la noblesse vénitienne, les chefs de l’armée, puis la noblesse et la bourgeoisie indigènes. Ces festins, quoique fort splendides, devenaient une source de bénéfices pour le représentant de la république. Comme chacun briguait l’honneur de paraître à sa table, le fonctionnaire vénitien exploitait sans vergogne cette vanité puérile. Chaque insulaire, en sortant du festin, glissait adroitement sous son assiette un billet par lequel il s’engageait à fournir à son excellence, après la récolte, un certain nombre de livres d’huile. Un aide-de-camp recueillait ces engagemens, et le général[1], en prenant congé de ses convives, mesurait la cordialité de ses complimens sur leur générosité. Encore fallait-il, conformément à l’usage italien, ne pas oublier la mancia, que les domestiques recueillaient avec l’avidité de véritables mendians.

Le secrétaire du provéditeur-général tirait parti de sa position avec la même industrie. Nommé par le sénat, qui lui donnait pour aide un interprète des langues orientales, il était dans les Iles-Ioniennes le représentant de l’inquisition d’état. À ce titre, il accueillait avec bienveillance toutes les dénonciations faites contre les indigènes. Outre ces espions volontaires que la servilité incurable de l’espèce humaine assure toujours aux pouvoirs qui ne rougissent pas de gouverner par de pareils moyens, Venise entretenait une foule d’agens chargés de surveiller tous les mouvemens des Ioniens. Si le provéditeur était fort indulgent pour les crimes privés, le secrétaire avait les mêmes motifs de ne pas traiter avec trop de sévérité les mécontens et les conspirateurs. L’un et l’autre travaillaient à multiplier les coupables sans augmenter les châtimens. Tout Ionien accusé par l’inquisition était assuré de l’impunité, s’il avait les moyens de partager entre le général et son secrétaire une somme qui parût à ce dernier proportionnée à la gravité du délit.

Les représentans de Venise ne se contentaient point de l’argent des indigènes; ils exigeaient, avec la soumission la plus absolue, une vénération presque religieuse. Afin d’agir sur les imaginations, ils professaient pour l’étiquette un culte véritablement asiatique. Le second aide-de-camp du général, — il en avait quatre, — quoique officier d’artillerie, était surtout occupé de l’étude du cérémonial que son excellence devait observer les jours de fêtes. Personne à la

  1. Afin d’abréger, on disait le général pour le provéditeur-général.