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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/401

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politique suivie par les Vénitiens. Ceux-ci se seraient bien gardés de paraître préférer les mahométans aux chrétiens et de blesser ainsi toutes les convictions de leurs sujets. Les républicains français n’avaient pas les répugnances des « aristocrates » de Venise. Ils tenaient surtout à prouver qu’ils étaient dégagés des préjugés de leurs pères et à constater que le christianisme sous toutes ses formes n’était à leurs yeux qu’un souvenir dénué d’importance.

Le gouverneur Gentilly, avant de s’être demandé quelles étaient les idées et les habitudes des populations helléniques, envoya l’adjudant-général Rose « fraterniser » avec le renard de Janina. Rose trouva dans Ali l’homme le mieux disposé à se prêter aux vues de la république. Musulman et despote, le pacha accueillait avec l’indifférence d’un sceptique tous les systèmes religieux et politiques. Avec les mahométans fanatiques, il semblait décidé à exterminer « les chiens ; » avec les derviches bektadgis, il répétait « que Dieu est tout, et que tout est Dieu ; » avec les Grecs, il buvait « à la santé de la bonne Vierge. » Tout ce qui réussissait ou pouvait réussir était admirable à ses yeux. Or, lorsque les Français devinrent ses voisins, le succès avait partout couronné leurs entreprises. Ali, qui n’était séparé de l’Italie que par l’Adriatique, ignorait peut-être les luttes glorieuses de la république contre l’Europe coalisée ; mais il avait sans doute entendu parler de quatre armées autrichiennes anéanties à Montenotte, à Lodi, à Arcole, à Castiglione, et dans cent combats également mémorables. Comme son scepticisme n’excluait pas la crédulité, il s’imagina que les maîtres des Iles-Ioniennes devaient leurs triomphes à « la religion des jacobins » et « au culte de la carmagnole. » Pénétré de cette idée, il reçut avec une vénération superstitieuse la cocarde tricolore que lui présenta l’adjudant-général, et fit danser devant Rose la carmagnole par ses fils et par ses Albanais.

Cependant l’enthousiasme démocratique du pacha ne faisait aucun tort à la lucidité de ses vues. Il devina avec l’instinct infaillible d’un politique exercé l’impression que produiraient sur Rose la splendeur des fêtes orientales et la magique beauté des vierges de Janina. L’officier français vit se renouveler pour lui les scènes fantastiques des Mille et Une Nuits. Ali lui donna pour épouse la jeune et ravissante Zoïtza, et ordonna que Jérothéos, chef de l’église de Janina, docile instrument de ses caprices, célébrât lui-même les noces. Au milieu des séductions dont il environnait Rose, le pacha ne perdait aucune occasion de déclamer contre les Vénitiens. Il se plaignait avec amertume de leur malveillance, tandis qu’il manifestait la plus grande confiance dans les dispositions de « ses amis » les Français. Comment refuser à un homme si bien intentionné le droit de naviguer dans l’Adriatique ? A peine Ali eut-il obtenu cette