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et désespéré de ne pouvoir fléchir le courroux de sa bien-aimée, se précipite la tête la première dans le Lignon, dont les eaux gonflées par des pluies d’orage ont précisément acquis ce jour-là une impétuosité inaccoutumée. Épouvantée des conséquences de sa colère, Astrée tend les bras à Céladon, et en le voyant entraîné par le courant, elle s’évanouit et tombe dans la rivière à son tour.

Cette façon de nous présenter les deux principaux personnages d’un roman, en commençant par les jeter à l’eau, n’offrait pas, je crois de précédens dans notre littérature romanesque. On pourrait recommander cette idée à ceux de nos romanciers qui cherchent l’originalité, si le procédé n’était pas aussi périlleux qu’ingénieux, car il expose le lecteur à la tentation de laisser noyer deux héros qui mettent dès l’abord sa sensibilité à une si rude épreuve. Au temps de d’Urfé, la sensibilité du public se décourageait moins aisément, et ce dramatique début excitait le plus vif intérêt pour la destinée des deux amans.

Soutenue sur l’eau par sa robe, la belle Astrée est sauvée par des bergers ; mais Céladon a disparu, et les bergers, ne retrouvant que son chapeau, le tiennent pour mort. Céladon était en effet à peu près asphyxié, lorsque le courant le dépose évanoui sur le sable, assez loin de l’endroit où il s’est précipité, et de l’autre côté de la rivière. Au même instant, trois grandes dames, que d’Urfé, à l’imitation de Montemayor, appelle mythologiquement des nymphes pour les distinguer des simples bergères, trois grandes dames, ou, pour parler avec plus de précision, la princesse Galathée, fille de la princesse Amasis, souveraine du Forez, et deux de ses dames d’honneur viennent se promener à l’endroit où gît le malheureux berger. Il faut dire tout d’abord que ce n’est pas seulement le désir de la promenade qui les a conduites dans cette direction. Un chevalier qui aspire à la main de Galathée a suborné un prétendu magicien, lequel, à l’aide d’un enchantement simulé, a fait croire à la jeune princesse qu’elle doit rencontrer ce jour même, en un certain point des rives du Lignon, l’homme que la destinée lui réserve pour époux, et c’est naturellement le chevalier en question, qui, averti par son compère, doit à l’heure indiquée se trouver là. Malheureusement pour lui, il est en retard, et le seul personnage du sexe masculin qu’aperçoive Galathée est Céladon étendu sur le sable et presque noyé. Reconnaissant néanmoins qu’il n’est pas tout à fait mort, la princesse, après lui avoir donné les premiers soins, le fait placer sur son char et conduire secrètement dans son palais.

Lorsqu’au bout de quelques jours, le jeune berger est remis des suites de son accident, Galathée, le trouvant très beau, persuadée d’ailleurs, d’après la prophétie du faux magicien, qu’elle est destinée