le même plan des institutions et des mœurs appartenant à différens âges de la Gaule, d’Urfé commet un anachronisme qui saute aux yeux ; mais cet anachronisme est volontaire, et n’a d’autre but que de fournir au romancier une plus grande variété de scènes. On a déjà remarqué aussi comme une assez grande bizarrerie que d’Urfé, décrivant la Gaule au Ve siècle, n’ait pas dit un mot du christianisme, et n’ait pas songé à tirer parti de cette opposition des cultes anciens et de la religion nouvelle qui fait le charme du poème des Martyrs. Une phrase de la préface de son troisième volume, dans laquelle il dit que la théologie est chatouilleuse, nous porterait à penser qu’il a craint sans doute de se tromper et de se compromettre en touchant même historiquement à la religion chrétienne ; mais, à part cette étrange lacune, il est certain que tout ce qu’on savait de son temps sur les antiquités, les coutumes, les institutions de la Gaule et l’histoire générale de l’Europe du IVe au Ve siècle, se trouve en substance dans son roman. Les nombreux personnages historiques qu’il met en scène parlent un langage aussi faux que celui de ses bergers, mais les actes principaux de leur vie sont racontés exactement. Ce commencement de vérité historique, au moins dans les faits, constitue déjà pour le roman un progrès notable par rapport aux anciennes légendes. Ce genre de progrès, qu’on a quelquefois attribué à Mlle de Scudéry et à La Calprenède, appartient en réalité à d’Urfé, et il est plus remarquable dans l’Astrée que dans le Cyrus ou dans Cléopâtre. D’Urfé même pousse quelquefois jusqu’à l’excès les préoccupations de l’érudit sur quelques points. Ainsi on lit fréquemment dans l’Astrée des phrases comme celle-ci, en parlant d’une jeune fille : « elle était dans son âge tendre, n’ayant point encore passé un demi-siècle. » C’est un berger gaulois qui parle, et cela veut dire quinze ans, attendu que le siècle gaulois n’était que de trente ans ; mais il serait bon d’être prévenu. Souvent aussi on rencontre dans l’Astrée telle idée qui semble très bizarre, et on se prépare à la noter comme une invention subtile et prétentieuse qui jure avec la vérité historique. Quoi de plus fantastique par exemple, au premier abord, que ce dernier épisode du second volume, où nous voyons deux amans malheureux, Olymbre et Ursace, écrire chacun une belle requête au sénat de la ville de Massalie pour demander humblement la permission de se suicider, le sénat délibérer sur la requête et la rejeter par un jugement motivé, comme les jugemens de la belle Diane ? Et cependant ne nous pressons pas de nous moquer de cette invention, car l’ombre de d’Urfé se moquerait de nous, attendu que ce n’est pas une invention, mais au contraire le souvenir très historique d’une disposition particulière à la législation massaliote qui nous a
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