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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/55

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s’étant arrêtés devant la baraque, nous n’avions pu résister à la coquetterie de monter notre dialogue à la hauteur d’un public plus relevé. On l’avait remarqué, on l’avait répété dans le monde. Un de ces auditeurs de rencontre était un marquis Spinola, qui nous avait mandés chez lui pour divertir ses enfans. Nous nous y étions rendus masqués, ayant fait de notre incognito une condition expresse. Le théâtre dressé dans un jardin, nous avions eu pour public la plus brillante et la plus illustre société de la ville.

« Les jours suivans, nous ne sûmes à qui entendre. Tout le monde voulait nous avoir, et Guido fit des conditions très élevées, qui ne furent discutées nulle part. Le mystère dont nous nous entourions, le soin que nous avions de ne quitter nos masques que dans la baraque, les noms fantastiques que nous nous étions donnés, ajoutèrent sans doute à notre vogue. Tout le monde devina aisément que nous étions deux enfans de famille ; mais, tandis que les uns devinaient également que nous étions sur le pavé par suite de quelque sottise, d’autres voulaient se persuader que nous faisions ce métier uniquement pour notre divertissement et par suite de quelque gageure. On alla jusqu’à vouloir reconnaître en nous deux jeunes gens de la ville, qui s’en donnèrent les gants après coup, à ce qu’il nous fut dit plus tard.

« À Nice, à Toulon et jusqu’à Marseille, nous parcourûmes une série de triomphes. Comme nous voyagions lentement, notre renommée nous avait devancés, et, dans les auberges où nous nous arrêtions, nous apprenions qu’on était déjà venu s’informer de nous et nous demander des soirées.

« Après Marseille, notre succès alla en diminuant jusqu’à Paris. Je savais assez bien le français, et chaque jour je me débarrassais de l’accent italien, qui d’abord ne me permettait pas de varier suffisamment l’intonation de mes personnages ; mais l’accent de Guido, beaucoup plus prononcé que le mien, faisait des progrès en sens inverse, et notre dialogue s’en ressentait. Je ne m’en tourmentais guère. Nous allions quitter le métier de bouffons, et je me flattais d’avoir de quoi attendre un état plus sérieux. »

George Sand.
(La quatrième partie au prochain n°.)