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difficile de reconnaître en lui un de ces capitaines qu’on se représente si volontiers en grand harnais de guerre, le panache au front, l’épée en main. Cette gravure représente cependant sir Henry Lawrence, « l’homme de guerre et l’homme d’état, » comme le qualifie si bien un de ses plus vaillans compagnons d’armes[1]. Sa physionomie est austère et pensive ; son front et ses joues labourés de rides profondes, ses yeux caves et abrités sous d’épais sourcils, ses épaules voûtées, sa poitrine comme rétrécie, tout exprime dans cette figure imposante l’énergie de la volonté survivant à toute espérance. Le sentiment d’un devoir inflexible y lutte, ce semble, contre les anxiétés poignantes d’une prévoyance sans illusions.

Depuis quelques semaines, nous l’avons dit, l’intrépide vétéran n’avait pas cessé un seul instant de songer à toutes les éventualités d’une résistance dont il sentait peser sur lui seul la responsabilité. Il était resté libre jusqu’au dernier moment d’évacuer Lucknow, d’abandonner l’Oude tout entier aux cipayes rebelles. Ses pouvoirs étaient illimités ; le gouverneur-général s’en remettait absolument à sa discrétion. Si donc à Lucknow comme à Cawnpore, et nécessairement alors sur une plus vaste échelle, la fortune des armes livrait aux insurgés ce noyau de population européenne réfugié là comme sur une espèce d’arche au milieu d’un pays submergé, lui seul porterait le faix de ce dénoûment terrible, et après une vie héroïque, dût-il lui-même périr avec les victimes qu’il aurait faites, l’auréole glorieuse attachée à son nom s’éteindrait dans une sorte de sanglant nuage. Qui dira les mortelles inquiétudes d’une pareille situation ? et qui ne comprendra la tâche immense dévolue à l’homme dont elle stimule jour et nuit la conscience épouvantée ? Aussi, de l’aveu de tous, sir Henry Lawrence s’était-il condamné à une existence sans repos ni trêve. Tout arrivait à ses mains, tout passait sous ses yeux, qui ne se fermaient pour ainsi dire plus. Il courait sans cesse d’un poste à l’autre, pressant encourageant, dirigeant les efforts de chacun. Une sorte de fièvre le soutenait. La nuit, il dormait au hasard dans quelque batterie où dès l’aurore on le voyait debout, prêt à recommencer l’œuvre de la veille. Un respect enthousiaste, une chaleureuse reconnaissance, le payaient de cette activité dévorante. Les vivats éclataient fréquemment sur son passage, et son énergie communicative passait d’homme à homme dans tous les rangs de sa petite armée.

Le 1er juillet, au sein de ce désordre universel qui avait suivi le désastre de Chinhut, le commissaire en chef s’était prodigué plus encore que de coutume. On l’avait vu partout où le feu de l’ennemi

  1. Le brigadier-général Inglis, sous les ordres duquel s’est achevée la seconde période du siège de Lucknow. Les mots cités se trouvent dans son rapport du 26 septembre 1857.