Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/616

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et persévérance, mais sans le vaincre. Le souverain qui viendrait à bout d’une pareille tâche mériterait d’être placé à côté de saint George, le patron de la Russie[1]. » Arrivera-t-on à terrasser le monstre? Le progrès de l’empire tient à cette question[2].

Tout se ressent de cette triste influence : l’artisan et le marchand russes font preuve d’une habileté raffinée dans l’art de tromper, et le tchinovnik ne leur cède en rien sous ce rapport. Le luxe et la prodigalité ont multiplié les besoins sans augmenter les traitemens; aussi l’art des mains creuses a-t-il fait d’incroyables progrès. L’adresse et l’audace avec lesquelles l’employé russe sait couvrir d’un vernis trompeur les vices de son administration doublent encore le danger des malversations. Et comment pourrait-on les supprimer quand la cause première du mal subsiste toujours, quand un mécanisme arbitraire se trouve livré à des hommes littéralement aiguillonnés par la faim? Avec beaucoup d’habileté et un peu de bonheur ils peuvent échapper à la surveillance de l’autorité supérieure, tandis qu’en restant honnêtes ils n’ont aucune chance d’éviter la misère. Les traitemens réguliers ne suffiraient point à la subsistance matérielle; aussi les chefs feignent-ils souvent d’ignorer les dons acceptés par les employés subalternes. D’ailleurs, bien que les ispravniks, les stanovoï prislav, les maîtres de police, les inspecteurs des magasins d’approvisionnemens militaires, etc., soient un peu mieux payés, ils ne laissent guère échapper l’occasion de rançonner les personnes qui ont besoin de leur ministère.

Quand il s’agit d’un sujet aussi délicat, il est bon de recourir aux témoignages les moins suspects; on comprendra donc l’importance des indications fournies sous ce rapport par M. de Haxthausen. « C’est un fait incontestable, dit-il, que le nombre des hommes déloyaux est très grand dans la classe des employés russes... L’influence de ces abus sur l’effectif de l’armée s’étend aussi bien sur le nombre que sur la valeur physique et morale du soldat, sur la qualité et la quantité du matériel. Elle s’exerçait partout où il était possible de tromper, de suborner ou d’éluder toute espèce de contrôle... Il est arrivé que, durant de longues années, des officiers ont porté en

  1. Tome III, p. 92.
  2. Les Russes les plus dévoués au gouvernement autocratique confirment le triste aveu de cette démoralisation des agens du pouvoir. « La constitution russe est faussée dans ses applications par le peu d’amour pour le bien public, le manque de lumières et le défaut de moralité des intermédiaires du pouvoir suprême, préposés à l’administration, à l’exécution des lois et au maintien de l’ordre. Tout ce qui vient d’être dit s’applique seulement à la généralisé, car parmi plus de cent mille fonctionnaires civils et militaires qui servent d’intermédiaires entre le pouvoir souverain et le peuple, il y a beaucoup d’hommes d’un véritable talent et d’un grand mérite; mais le nombre en est trop restreint au gré de ceux qui veulent le progrès. » Nicolas de Gerebtzof, les Trois Questions du moment, p. 68.