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gravée dans la pierre et la brique, afin que par là elle fût à l’abri de l’eau et du feu. Pour qu’il sente une répugnance vraiment capable d’agir sur lui, il faut qu’il ait affaire à un mal spirituel, à une laideur où se trouve le je ne sais quoi d’infini qui n’appartient qu’aux qualités pensées. A l’égard de la mort par exemple, il a une certaine pudeur qu’il a rarement observée chez d’autres : c’est qu’à parler exactement, il est moins effrayé que honteux d’elle. « Elle est bien l’opprobre et l’ignominie de notre nature, écrit-il, elle qui en un moment nous peut défigurer de telle sorte que nos plus proches amis s’arrêtent ou tressaillent d’effroi à notre aspect, et que les animaux, qui nous obéissaient auparavant avec une crainte naturelle, perdent toute mémoire de leur vasselage pour faire de nous leur pâture. C’est cette pensée qui, au milieu d’une tempête, m’a fait désirer d’être englouti dans les flots, où j’aurais péri loin de tous les yeux, loin de toute pitié, sans témoins stupéfaits, sans larmes versées, sans dis- cours sur la fragilité humaine, sans personne qui fût là pour dire : Quantum mutatus ab illo ! Et pourtant, ajoute-t-il avec sa bizarrerie habituelle, ce n’est pas que je rougisse de l’anatomie de ma personne, ni que j’aie à accuser la nature d’avoir fait la maladroite dans aucun de mes membres ou à m’accuser moi-même de m’être légué par mes désordres des maladies honteuses. Rien n’empêche que je me dise un aussi bon morceau pour les vers que n’importe quel autre. »

Il n’est pas douteux qu’un tel état d’esprit n’entraîne un fâcheux quiétisme. A force de rester plongé dans la contemplation, Browne y perd une partie des facultés qui sont nécessaires même au penseur pour faire valoir ses pensées. Il n’a pas assez les mobiles qui poussent les hommes à agir sur leurs semblables, qui les rendent capables d’entreprendre et de réussir, de vaincre les obstacles et d’influer sur le cours des affaires humaines. Il y a en lui enfin un certain manque de virilité, un défaut de muscles qui lui a nui évidemment dans tous ses efforts, et qui est tout à fait pénible à voir, car c’est là une de ces choses qui confondent le plus notre esprit, tant elles ont l’air d’un mal qui ne résulte que d’un excès de belles qualités. On serait tenté de croire que s’il n’a point l’énergie qui mène aux victoires, c’est à force de bienveillance et d’intelligence, à force d’être au-dessus de la haine, de l’amour-propre et de l’esprit de contradiction. On serait tenté de se dire que si les choses du dehors n’existent pas assez pour lui, c’est uniquement parce que sa pensée et son imagination ont acquis trop de développement, parce qu’il est devenu un être surhumain qui ne peut plus vivre, aimer ou vouloir que par l’esprit. Cela toutefois n’est qu’une mauvaise tentation à laquelle il ne faut pas céder. En dépit des apparences, le mal ne peut pas sortir du bien, et l’excès de qualités n’est qu’une figure de rhétorique. A mieux regarder en effet, on s’aperçoit que