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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/696

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l’avons dit, celui qui, en raison de sa position écartée, a le moins eu affaire aux navires européens, et c’est par suite un de ceux qui ont le mieux gardé l’originalité de leur physionomie primitive. Sauf quelques-uns de nos vices, qui se sont trouvés plus particulièrement à sa convenance, et dont il s’est naturellement tout d’abord emparé, l’ivrognerie par exemple, il a soigneusement conservé les traditions de ses pères. La bizarre et mystérieuse féodalité à laquelle il obéissait il y a cent ans règne encore aujourd’hui dans toutes les vallées[1]. La religion n’a subi d’autres changemens que la suppression au moins partielle des rites sanglans que lui imposait notre voisinage; l’interdiction sacrée du tabou s’étend aujourd’hui, comme jadis, sur tout objet animé ou non, à la volonté des chefs ou des prêtresses, et certes le rôle de ces naïves druidesses du XIXe siècle n’est pas le type le moins curieux de cette société étrange[2]. Aussi, l’avouerai-je? jamais il ne m’est arrivé d’être témoin d’une de ces fêtes qui, sous le nom de ko-hi-ka, réunissent les populations d’une ou de plusieurs vallées, sans m’attendre à voir s’accomplir quelque redoutable mystère. Au milieu d’un cercle de Kanaks assis par terre, un guerrier aux formes nues et athlétiques, à l’épaisse chevelure relevée en éventail, commençait lentement une danse que les spectateurs accompagnaient, les uns par les sons cadencés du tam-tam creusé dans un tronc d’arbre, les autres du bruit de leurs mains qu’ils frappaient soit entre elles, soit plus bruyamment encore sous leurs aisselles, en même temps que tous se réunissaient dans le plaintif refrain d’un chant nasillard et monotone. Au bout de quelques instans, un second danseur se levait; les chants, les gestes s’animaient; la pantomime guerrière des deux principaux acteurs devenait plus significative. A peine l’un d’eux se retirait-il haletant,

  1. Non-seulement elle subsiste, mais notre protectorat n’a pu faire encore disparaître les fréquentes exécutions qui témoignaient de l’étendue de ce pouvoir arbitraire. Le seul progrès en ce sens, si tant est que c’en soit un, consiste en ce que les chefs, rendus plus circonspects, prennent aujourd’hui le poison pour instrument de leurs vengeances. Un affidé pénètre sous un prétexte quelconque dans la case du condamné vers l’heure du repas, et jette à la dérobée le poison dans la nourriture préparée. Si le nombre des victimes se trouve ainsi souvent augmenté, l’exemple n’en est, au sens du chef, que plus efficace.
  2. Ces prêtresses remplissent en même temps les fonctions de médecin, et si le plus souvent leur médication se borne à quelques remèdes simples, enseignés par l’expérience, parfois aussi son énergie s’élève à un dangereux degré d’originalité. M’étant un jour approché d’une case d’où s’échappait un affreux vacarme de chants et de tam-tam, j’y trouvai un Kanak en train d’expirer au milieu d’une foule empressée qui lui tenait soigneusement fermés la bouche, le nez et les oreilles. Si, ce qui ne peut manquer d’arriver, le patient succombe à ce luxe de précautions, on en conclut que la mort était inévitable, puisque la vie a trouvé moyen de quitter ce corps dont toutes les issues étaient si bien bouchées.