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qu’il appartiendrait de lui porter secours et remède. Si tout en France finit par des chansons, il n’est pas encore prouvé que tout doive commencer par là. Du reste, hâtons-nous de le dire, ces objections n’ont pas pour but de diminuer la part légitime d’influence et de grandeur qui revient à la poésie, même en notre siècle, mais de la renfermer dans ses véritables limites; sur le terrain purement littéraire, il n’est pas de sympathies supérieures aux nôtres, d’encouragemens que nous ne soyons disposé à lui accorder.

S’il fallait juger du mouvement poétique en France par le nombre des productions qui prétendent le favoriser, nous ne pourrions que répéter, en essayant de la justifier, la dernière citation que nous avons empruntée à M. de Lamartine. A voir ces milliers de rimes nouvelles qui s’entassent continuellement les unes sur les autres, il nous serait permis de croire qu’elles répondent à un besoin permanent. Il n’est pas de semaine qui ne voie éclore son volume de vers, mais quelle signification en la présente année attribuer à ce déluge d’alexandrins? André Chénier cherchait à faire des vers nouveaux sur des idées anciennes : ici rien n’est inédit, ni l’expression, ni l’idée. Parmi toutes ces rimes, surnommées intimes cependant, l’esprit cherche inutilement quelque personnalité où il se puisse rattacher.

Et dans cet océan l’on eût vu la fourmi
S’efforcer, mais en vain, de regagner la rive.


Nous ne le voyons que trop : dans l’espèce d’éclosion artificielle à laquelle on soumet de nos jours les plus faciles productions de l’esprit, les ouvriers de la rime ne chôment point. Au moins le roman-feuilleton a-t-il cet avantage, que ceux qui se livrent à ce genre d’industrie ont ordinairement peu de prétentions littéraires. Il y a entre eux et la critique un sentiment de convenance qui les empêche de se rapprocher. Au contraire les mauvais rimeurs, qui sont, à tout prendre, beaucoup moins amusans quelquefois que les enchevêtreurs des nœuds gordiens du roman improvisé, se réclament des nobles fonctions qu’ils remplissent dans la société et se présentent hardiment avec leur petit volume jaune. « C’est un fablier et non un fabuliste, » disait de La Fontaine Mme de La Sablière : ainsi de ceux-là. Ils riment, disent-ils, comme l’oiseau chante, comme la plante fleurit, comme le ruisseau coule; ils ont en eux-mêmes un trop-plein qui déborde naturellement en phrases cadencées, ils font des vers sans le savoir : ce sont les monsieur Jourdain de la poésie.

Nous avons sous les yeux douze, pour le moins, de ces petits volumes. On y trouve odes, satires, élégies, contes, tout, jusqu’à un poème épique, et après cette lecture, en comparant ce qui se fait aujourd’hui à ce qui se faisait il y a quelques années, nous cherchons à nous rendre compte de la différence des époques et des individus. Il en est de cette impression comme de celle que l’on éprouve en quittant un pays de montagnes pour un pays de plaines. Quand s’éloignent les masses imposantes qui attiraient tous nos regards, il faut enfin faire attention au sol infime que l’on foulait tout à l’heure avec dédain. Rien n’est plus tenace que la médiocrité : elle est aujourd’hui ce qu’elle était autrefois, ni plus ni moins, et cependant, demeurée un jour libre maîtresse du terrain et se prévalant de l’absence des grandes choses, elle veut qu’on lui rende raison, sinon de sa valeur au moins de sa patience.