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elle s’est crue à l’abri des modifications que le temps et la critique font subir à l’Importance variable des formes intellectuelles. Les autres expressions de l’activité humaine, plus modestes, ne donnent de résultats positifs qu’à la condition d’être soigneusement cultivées, et personne ne songe à se plaindre du labeur que nécessite un enfantement toujours pénible. La poésie au contraire, ne daignant relever que d’elle-même et subordonnant toute théorie au caprice de ses inspirations, s’est condamnée à être perpétuellement créatrice, et s’est isolée ainsi sur un piédestal d’où elle n’a pu descendre sans tomber. Le rôle qu’elle réclamait était beau; on le lui a laissé prendre. La facilité avec laquelle il lui fut abandonné cachait un écueil qu’elle n’a pas su éviter. Pour bien des motifs, dont la paresse n’est pas le moindre, nous laissons ordinairement les hommes et les choses occuper sans obstacles la place qui correspond à leurs prétentions, quelle qu’en soit la hauteur; mais ensuite nous devenons d’impitoyables juges, surtout lorsque les résultats ne répondent pas à l’étendue de notre confiance. On pouvait à première vue espérer quelque bien, surtout au commencement de ce siècle, des aspirations généreuses que la poésie tendait à réveiller. On lui permit d’étendre son domaine sans songer que la plupart de nos intérêts ne trouvent qu’en eux-mêmes le véritable mobile de leur propre satisfaction. Toute restauration, toute époque qui semble se renouveler agit ainsi; elle tend à prendre le sentiment pour unique soutien, et se défie, on ne sait pourquoi, de la raison, qui seule lui fournirait un solide appui. Un exemple peut suffire à prouver la détestable influence du sentiment et de la poésie en matière sociale : la sentimentalité politique ressuscitée par l’Histoire des Girondins. Ce qu’il y a de plus terrible en tout ceci, c’est la bonne foi avec laquelle s’exécutent de part et d’autre de semblables duperies.

« La poésie sera de la raison chantée, voilà sa destinée pour longtemps; elle sera philosophique, religieuse, politique, sociale comme les époques que le genre humain va traverser; elle sera intime surtout, personnelle, méditatrice et grave : non plus un jeu de l’esprit, un caprice mélodieux de la pensée légère et superficielle, mais l’écho profond, réel, sincère, des plus hautes conceptions de l’intelligence, des plus mystérieuses impressions de l’âme. Ce sera l’homme lui-même et non plus son image, l’homme sincère et tout entier. » Telles sont les paroles dont, il y a vingt-cinq ans, M. de Lamartine, parvenu à l’apogée de sa gloire littéraire, faisait précéder une nouvelle édition de ses œuvres. Et il ajoutait : « Non, il n’y eut jamais autant de poètes et plus de poésie qu’il n’y en a en France et en Europe au moment où j’écris ces lignes, au moment où quelques esprits superficiels ou préoccupés s’écrient que la poésie a accompli ses destinées et prophétisent la décadence de l’humanité. » Ces paroles ne sont nouvelles pour personne, mais nous avons voulu les reproduire, parce qu’elles nous semblent significatives; elles furent acceptées sans qu’on se doutât qu’elles renfermaient en elles-mêmes leur fin de non-recevoir. C’est qu’elles ressemblent fort à ces plaidoyers où l’on ne s’étudie qu’à combattre des hypothèses qu’on a soi-même imaginées. Quel que soit son état apparent, l’humanité n’est jamais en décadence. Si par hasard des esprits chagrins ou intéressés viennent à l’affirmer, ce sont des paroles vides auxquelles il ne faut pas répondre par d’autres paroles vides. Le fût-elle réellement, ce ne serait pas encore à la raison chantée