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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/740

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tendant, le champ où elle s’exerce peut se trouver promptement épuisé, surtout lorsqu’il se rencontre, comme de notre temps, des imaginations puissantes pour l’exploiter aussitôt qu’il est ouvert. Bien que, selon Boileau, on y trouve toujours quelque chose à glaner, il est une première moisson qui est bientôt faite, qui seule est appréciable, et qui ne permet plus de tenir compte des maigres gerbes récoltées le soir avec les épis oubliés. En réalité, la poésie (j’entends surtout la poésie lyrique), qu’on représente comme la plus vaste, la plus élevée, la plus féconde de nos expressions intellectuelles, n’est pas la plus indépendante ni la plus variée de nos formes littéraires. Nous n’en voulons pour preuve que les essais qui se produisent de nos jours. En les lisant, on éprouve le singulier ennui qui nous saisit lorsque, sur un tableau fraîchement terminé de la veille, nous ne trouvons que l’imitation de la manière d’un peintre illustre. Ce n’est qu’un grossier décalque de situations, de rimes, de césures, de strophes. Ces variations nouvelles sur de vieux thèmes n’ont qu’un mérite, celui de nous rapprocher des sources et de nous faire ouvrir encore une fois ces volumes mille fois relus où l’idée poétique, en ne s’inspirant que de l’instinct et de la spontanéité, a rencontré du premier coup sa complète expression.

Avec Lamartine les vagues aspirations sous une forme encore didactique, avec Victor Hugo l’homme extérieur s’introduisant dans la nature et l’introduisant en lui, avec Alfred de Musset l’homme intérieur seul et tout entier, nous ont à peu près été dévoilés dans la mesure des temps et des circonstances qui les environnaient. Tandis que la poésie opérait par la synthèse, le roman concourait par l’analyse à compléter le développement des idées que faisait surgir pour notre connaissance de nous-mêmes une nouvelle période de l’humanité pensante : concours indispensable peut-être, s’il faut en juger par la double insuffisance actuelle de ces deux formes de la pensée.

Nous sommes loin de désespérer de la poésie. L’épuisement n’existe que pour certaines formes et certaines idées. Le remède, ou plutôt la condition d’un retour de splendeur, est peut-être des plus simples : il ne s’agit pas de dénaturer le sentiment poétique en le transportant là où il ne peut exister, il s’agit seulement de comprendre autrement les mêmes choses, la nature et l’homme. Quant à ces sujets singuliers et bizarres, dans la recherche desquels on croit faire preuve d’originalité, nous ne les acceptons en aucune façon. Si la poésie ne doit pas faire invasion dans l’industrie, à leur tour les engins industriels, propres tout au plus à exercer l’imagination d’un Delille, n’ont rien à prétendre avec la rime. La poésie se compromettrait sans rien ajouter à leur réelle grandeur, tandis qu’elle se grandit elle-même par ce qu’elle ajoute à la nature et à l’homme en les interprétant. C’est donc vers une nouvelle intelligence de ce qui les entoure que doivent se tourner les jeunes poètes. Cette recherche ne sera pas l’abandon de leur individualité, au contraire. Il leur sera toujours permis de recommencer le Lac, les Nuits, la Tristesse d’Olympio, mais à la seule condition qu’ils aient véritablement éprouvé ces émotions, et certainement, en exprimant alors leurs propres sensations, ils arriveront à continuer, sans se confondre avec eux, les représentans d’une renaissance poétique qui ne sera jamais oubliée.


EUGÈNE LATAYE.


V. DE MARS.