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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/751

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du monde donne par avance des lettres de grâce à ceux qui n’auront agi que de son exprès commandement, et nul ne peut répondre qu’il eût fait beaucoup mieux que ses pères. Cependant il y a en tout temps des exceptions, il y a toujours une élite, et c’est dans l’élite que toute âme honnête doit aspirer à se placer.

Qu’on juge ainsi de la philosophie qui nous occupe. Elle a eu les défauts de son époque. Elle les a gagnés, même en les combattant, et elle ne les a pas assez combattus. Les temps modernes sont de grands sécularisateurs. Par eux, tout est sorti de l’ombre du sanctuaire, de l’obscurité des écoles, de la solitude des sages, pour se produire au grand jour et sur la place publique. Le savoir et la méditation ont cessé d’être un étroit privilège. Beaucoup de causes, dont la plus puissante est l’imprimerie, ont depuis trois cents ans travaillé à reculer les frontières de la république des lettres, et la philosophie cessant d’être une doctrine d’initiés, la société en est devenue confidente et juge à la fois, mais jamais plus visiblement qu’au temps où Voltaire a parlé de tout à tout le monde et tenté d’agrandir à la mesure de son génie le domaine du sens commun. Du moment que la philosophie passait ainsi dans le commerce, il devenait de plus en plus difficile qu’elle réussît à éluder les influences contemporaines, et qu’elle maintînt sa hauteur et son indépendance en renonçant à son isolement. Il se peut, et j’inclinerais à le croire, qu’à la rigueur ce ne fut pas là le rôle de la science philosophique. On peut regretter pour elle un ordre de choses où, moins active et moins connue, elle gardait mieux sa dignité en exerçant moins de puissance. On peut regretter les temps, s’ils ont existé jamais, où, comme la poésie religieuse, elle haïssait le vulgaire profane et le tenait à distance. Bien qu’elle ait certainement fleuri dans les démocraties, elle s’est rarement, dans l’antiquité du moins, montrée démocratique. Celui-là même qui s’est glorifié de l’avoir fait descendre du ciel sur la terre ne l’a jamais mêlée à la foule, et il est mort héroïquement pour avoir soutenu la sagesse impopulaire. Le grand Socrate a respecté les lois et bravé les idées de son pays. Il a tout immolé aux volontés d’Athènes, tout, excepté sa pensée. Or peut-être le martyre vaut-il mieux à la philosophie que la puissance, et n’est-elle à son rang que cachée ou persécutée. Je la vénère assez pour ne pas la plaindre de ses disgrâces, et elle est assez grande pour être malheureuse.

Mais quoi qu’on puisse rêver en ce genre, les sociétés modernes pensent autrement. Depuis l’instant où elles ont rallumé le flambeau qui les éclaire, elles veulent qu’il luise pour tout le monde, et elles ont par degrés marché à la diffusion, à la vulgarisation de toutes choses. Renonçons à ramener le fleuve vers sa source et à persuader aux peuples qu’ils ont tort de vouloir tout entendre et tout