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erreurs de Locke, égaler sa vie, répéter ses services, rappeler ses vertus? J’ignore si le duc de La Rochefoucauld de 89 n’avait pas la philosophie de Condorcet : serait-ce une raison pour moins honorer sa mémoire, pour moins envier sa renommée, pour contester à sa mort tragique les poétiques louanges de Klopstock? Il se peut que Malesherbes lui-même pensât plutôt d’après Locke que d’après Leibnitz : cesserait-il pour cela d’être une des plus pures gloires de l’humanité? Qu’importent les théories de Bailly à la touchante majesté de ses derniers momens? Il n’est aucun de nous qui n’ait pu jadis rencontrer dans le monde quelqu’un de ces hommes d’un autre âge, qui avaient vu naître la révolution, qui avaient servi sa cause, combattu ses fautes, lutté contre ses injustices, sans renier jamais ses principes, conservant au milieu de toutes les épreuves un courage et une foi inaltérables, supérieurs aux menaces comme aux séductions de la toute-puissance, prêts à sceller de leur sang les vérités immortelles qu’avait proclamées leur jeunesse, — et convaincus d’ailleurs qu’après Voltaire et Rousseau il ne restait rien à faire à l’esprit humain.

Conclurons-nous que l’erreur spéculative est indifférente? Ce serait trop d’abnégation pour la métaphysique. En tombant dans certains esprits dénués de discernement ou de modération, en se mariant aux passions de certaines âmes ardentes ou vulgaires, des erreurs de principes peuvent se développer en systèmes qui serviraient d’apologie à la violence ou à l’iniquité. Il y a quelque affinité entre les doctrines qui comptent les intérêts au lieu de peser les droits, qui estiment la volonté plus que la raison, qui placent la justice du côté du grand nombre, et cette politique déréglée qui a cru trop souvent sauver la révolution en violant ses principes, et qui, poussant la liberté jusqu’à la licence, rouvre la porte à la tyrannie. Ce n’est donc pas seulement par un platonique amour pour la vérité qu’il faut la replacer au sommet de la science. Relever la philosophie des atteintes d’une fausse méthode ou d’un excès de polémique, ce n’est pas seulement travailler pour l’idéal, c’est affermir le point d’appui, éclairer la route, assurer la marche de tous ceux qui portent des idées générales dans les affaires du monde, et qui croient qu’en politique comme ailleurs, au-dessus de l’art est la science, au-dessus du fait le droit. Ainsi, puisqu’on peut, sans trahir la révolution française, juger la philosophie du XVIIIe siècle, on peut, en la corrigeant par une meilleure philosophie, servir encore la révolution même et réconcilier l’utile avec le vrai.


CHARLES DE REMUSAT.