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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/77

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mode qu’on ouvrit sur lui tout exprès un bombardement en règle. Les bombes, lancées avec une admirable précision, éclataient justement à l’endroit d’où partaient les coups de cet ennuyeux voisin ; mais, lorsqu’on devait le supposer mis en pièces, une balle arrivait en sifflant pour témoigner de l’étrange invulnérabilité qui le protégeait. On n’eut le mot de l’énigme que lorsque, après l’arrivée des renforts, il fut possible de s’emparer de la tour. Cette tour, nous l’avons dit, dominait la résidence et par conséquent les batteries d’où on tirait sur elle. Notre eunuque, pourvu d’un bon télescope, guettait le moment où la bombe allait partir, et, par une échelle à cet effet préparée, il courait s’abriter dans un réduit qu’il s’était fait creuser dans l’épaisseur des murs. Immédiatement après l’explosion, le drôle revenait à son poste, et reprenait « la conversation » interrompue. Lorsque les soldats anglais, maîtres de la tour, montèrent jusqu’à lui et l’eurent tué, on le trouva étendu entre son fusil et son télescope.

Le mois d’août s’écoulait, et chaque jour apportait son contingent de désastres. Pour se faire une idée des angoisses qui planaient sur ce groupe d’hommes voués, selon toute apparence, à la plus horrible mort, il faut se dire que parmi eux se trouvaient, et par centaines, des chefs de famille. Figurons-nous, dans les tranchées infectes où, presque à bout de forces, il passe une nuit fiévreuse, figurons-nous ce malheureux que poursuit jusque-là, jusque sous les balles ennemies, jusque sur ce terrain miné peut-être, l’image désolante de son enfant qui se meurt faute de soins, faute d’alimens. Il n’a pu le veiller ; il a fallu le laisser à sa mère, elle-même épuisée, affamée, désespérée ! Cette nuit-là même, l’enfant meurt, et, des larmes dans les yeux, son père raconte à un ami (M. Rees) les dernières heures de ce pauvre petit Herbert, si doux, si aimable. « Songez donc !… c’était justement l’anniversaire de ma naissance… Oui, j’avais hier vingt-neuf ans,… et mon enfant m’a été pris… À la volonté de Dieu !… Mais ce sont là d’affreux momens ! Cette nuit, ma femme et moi, nous avons creusé un trou dans le jardin, et nous avons couché le petit, enveloppé dans sa couverture… Oh ! mon Dieu[1] ! »

À la sympathie que ces paroles excitent succède chez celui qui les écoute un retour égoïste, mais bien naturel : « Eh bien ! oui, se dit-il, c’est ainsi pour lui, et demain, ce soir, tout à l’heure peut-être, que m’arrivera-t-il ? C’est bien vite fait ». On roule mon ca-

  1. Nous avons relevé sur les listes nominatives les noms de vingt-trois enfans appartenant aux ladies de la garnison de Lucknow et morts dans le cours du siège Vingt-trois sur soixante-sept ! Les femmes en perdirent trente et un sur cent quatre-vingt-seize. Les premières virent périr un enfant sur trois, les secondes un peu moins de un sur six. La Providence, on le voit, a ses compensations.