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neman, qui avait pris son fusil et semblait guetter quelque chose d’invisible au fond de la tanière.

Christian ne se le fit pas dire deux fois. Présentant aux étreintes un peu affaiblies de l’ours blessé son bras enveloppé de la corde, il l’éventra proprement, mais sans songer que l’animal pouvait tomber en avant et qu’il fallait se rejeter vivement de côté pour lui faire place. L’ours heureusement tomba de côté et entraîna Christian dans sa chute, mais sans que ses redoutables griffes, crispées par le dernier effort de la vie, pussent saisir autre chose que le pan de sa casaque. Ainsi enfoncé dans la neige et pour ainsi dire cloué par le poids et les ongles du malin sur le bord de son vêtement, Christian eut quelque peine à se débarrasser, et il y laissa une notable partie de la veste de peau de renne que lui avait prêtée le major ; mais il n’y songea guère. Le danneman était aux prises avec d’autres ennemis ; il venait de tirer au juger dans l’antre obscur, et un autre malin noir, jeune, mais d’assez belle taille, était venu à sa rencontre d’un air menaçant, tandis que deux oursons de la grosseur de deux forts doguins se jetaient dans ses jambes, sans autre intention que celle de fuir, mais d’une manière assez compromettante pour la sûreté de son équilibre. Le danneman, résolu à périr plutôt que de livrer passage à sa triple proie, s’était arc-bouté contre les troncs d’arbre qui formaient au repaire une entrée en forme d’ogive naturelle. Il luttait contre le jeune ours que son coup de fusil avait blessé ; mais, ébranlé malgré lui par les petits, il venait de tomber, et le blessé, furieux, se jetait sur lui, quand Christian, sûr de son coup d’œil et de son sang-froid, brisa d’une balle la tête de l’animal, à un pied au-dessus de celle de l’homme.

— Voilà qui est bien, dit le danneman en se relevant avec agilité ; mais les deux oursons lui avaient passé sur le corps, et il ne songeait qu’à ne pas les laisser échapper.

— Attendez, attendez ! lui dit Christian en suivant de l’œil les deux fugitifs, voyez ce qu’ils font !…

Les deux oursons s’étaient dirigés vers le cadavre de leur mère et s’étaient glissés et blottis sous ses flancs ensanglantés.

— C’est juste ! dit le danneman en frottant son bras, que l’ours noir avait meurtri à travers la corde ; ce n’est pas à nous de les tuer. Nous avons chacun notre proie. Appelle tes camarades, moi, je suis trop essoufflé, et puis j’ai eu peur, je le confesse. Je l’ai échappé belle. Sans toi… Mais appelle donc. Je te dirai ça tout à l’heure.

Et tandis que Christian appelait de toute la force de ses poumons, le danneman, un peu tremblant, mais toujours attentif, rechargeait à la hâte son fusil pour le cas où les oursons abandonne-