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ne nuisit pas moins à la France par la manière dont il conduisit la guerre que par la faiblesse avec laquelle il avait laissé troubler la paix. D’autant plus économe qu’il vieillissait davantage, il refusait avec obstination l’argent et les hommes, estimant préparer ainsi de plus prochaines chances à une pacification et peut-être se mettre en règle avec sa conscience. N’imputons pas toutefois au cardinal tous les malheurs des deux campagnes auxquelles il prêta son nom plus que son appui. Reconnaissons qu’à partir du jour où une armée française pénétra en Allemagne pour placer la couronne impériale dans la maison de Bavière et pour faire gratuitement les affaires du roi de Prusse, le vrai ministre de la France était le général diplomate du cerveau duquel était sortie toute cette nouvelle politique. Belle-Isle avait supplanté Fleury. Le pouvoir avait passé au seul homme qui, au milieu de ce monde élégant et frivole, osât encore vouloir et agir. Si dans une société bien constituée le petit-fils de Fouquet n’eût guère passé que pour un brillant aventurier, la fécondité de son esprit et l’intrépidité de son ambition faisaient de Belle-Isle le personnage principal d’une cour de jeunes fats plus occupés de corrompre leur roi que de le grandir, et dont les horizons politiques ne dépassaient pas ceux des coulisses de l’Opéra.

Fleury, que les respects de sa patrie et de l’Europe auraient suivi dans sa retraite avant la funeste expédition de 1741, avait donc, depuis deux années, tout abdiqué du pouvoir, excepté les inimitiés qu’il provoque. « M. Le cardinal mourut enfin hier à midi. On n’avait jamais vu d’agonie si comique par toutes les chansons, épigrammes et démonstrations qui se faisaient jusque dans l’antichambre et même la chambre du mourant, sur lui et sur M. Cassegrain, son directeur[1]. » C’est en ces termes que parle un homme grave, dont le frère avait alors la plus grande part dans la confiance du chef du gouvernement, et qui quelques années auparavant avait compté lui-même au nombre des plus ardens admirateurs de Fleury. M. d’Argenson était ici l’organe du sentiment public. Le vieux cardinal avait commis la faute d’ennuyer la France et de trop faire attendre ses rivaux : ceux-ci se vengeaient en poussant la nation de la lassitude à l’injustice.

Quiconque étudie l’histoire politique du XVIIIe siècle ne peut manquer d’éprouver quelque émotion en voyant disparaître la sereine figure qui domina si longtemps cette scène agitée. Si dans les derniers temps de sa vie Fleury laissa commettre des fautes contre lesquelles protestait sa sagacité à défaut de son courage, une pensée permanente de modération et de paix n’imprima pas moins à sa longue administration l’unité la plus remarquable de vues et

  1. Journal du marquis d’Argenson, 30 janvier 1743.