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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 16.djvu/889

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« On objecte que de compte fait il y a dans ce royaume plus de dix mille prêtres, dont les revenus, joints à ceux de milords les évêques, suffiraient pour entretenir au moins deux cents jeunes gentilshommes, gens d’esprit et de plaisir, libres penseurs, ennemis de la prêtraille, des principes étroits, de la pédanterie et des préjugés, et qui pourraient faire l’ornement de la ville et de la cour. On représente encore comme un grand avantage pour le public que si nous écartons tout d’un coup l’institution de l’Évangile, toute religion sera naturellement bannie pour toujours, et par suite avec elle tous les fâcheux préjugés de l’éducation qui, sous les noms de vertu, conscience, honneur, justice et autres semblables, ne servent qu’à troubler la paix de l’esprit humain. »


Puis il conclut en doublant l’insulte :


« Ayant maintenant considéré les plus fortes objections contre le christianisme et les principaux avantages qu’on espère obtenir en l’abolissant, je vais, avec non moins de déférence et de soumission pour de plus sages jugemens, mentionner quelques inconvéniens qui pourraient naître de la destruction de l’Évangile, et que les inventeurs n’ont peut-être pas suffisamment examinés. D’abord je sens très vivement combien les personnes d’esprit et de plaisir doivent être choquées et murmurer à la vue de tant de prêtres crottés qui se rencontrent sur leur chemin et offensent leurs yeux ; mais en même temps ces sages réformateurs ne considèrent pas quel avantage et quelle félicité c’est pour de grands esprits d’avoir toujours sous la main des objets de mépris et de dégoût pour exercer et accroître leurs talens, et pour empêcher leur mauvaise humeur de retomber sur eux-mêmes ou sur leurs pareils, — particulièrement quand tout cela peut être fait sans le moindre danger imaginable pour leur personne. Et pour pousser un autre argument de nature semblable : si le christianisme était aboli, comment les libres penseurs, les puissans raisonneurs, les hommes de profonde science, sauraient-ils trouver un autre sujet si bien disposé à tous égards pour qu’ils puissent déployer leur talent ? De quelles merveilleuses productions d’esprit serions-nous privés, si nous perdions celles des hommes dont le génie, par une pratique continuelle, s’est entièrement tourné en railleries et en invectives contre la religion, et qui seraient incapables de briller ou de se distinguer sur tout autre sujet ! Nous nous plaignons journellement du grand déclin de l’esprit parmi nous, et nous voudrions supprimer la plus grande, peut-être la seule source qui lui reste ! — Mais voici la plus forte des raisons ; celle-là est tout à fait invincible. Il est à craindre que, six mois après l’acte du parlement pour l’extirpation de l’Évangile, les fonds de la banque et des Indes-Orientales ne tombent au moins de 1 pour 100. Et puisque c’est cinquante fois plus que la sagesse de notre âge a jamais jugé à propos d’aventurer pour le salut du christianisme, il n’y a nulle raison de s’exposer à une si grande perte pour le seul plaisir de le détruire. »


Swift n’est qu’un combattant, je le veux ; mais quand on revoit d’un coup d’œil ce bon sens et cet orgueil, cet empire sur les passions des autres et cet empire de soi, cette force de haine et cet em-