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que cette humeur courageuse, indocile et fière, que la vertu inspire à l’homme, est une entrave perpétuelle aux affaires publiques. » A Lilliput, il choisit pour ministres ceux qui dansent le mieux sur la corde. A Laputa, il oblige tous ceux qui se présentent devant lui à ramper sur le ventre, léchant la poussière du parquet. Et Swift ajoute entre autres louanges : « Lorsqu’il a envie de mettre à mort quelqu’un de ses nobles d’une façon douce et indulgente, il fait répandre sur le parquet une certaine poudre brune empoisonnée, qui, étant léchée, tue l’homme infailliblement en vingt-quatre heures. Toutefois, pour rendre justice à la grande clémence de ce prince et au soin qu’il prend de la vie de ses sujets (en quoi les monarques d’Europe devraient bien l’imiter), il faut remarquer, à son honneur, que des ordres sévères sont. toujours donnés, après de telles exécutions, pour faire bien laver la partie empoisonnée du parquet. Je l’ai entendu moi-même donner ordre de fouetter un de ses pages, qui avait été chargé pour cette fois de faire laver le parquet, et qui malicieusement n’avait point rempli cet office. Par cette négligence, un jeune seigneur de grande espérance, qui venait à une audience, avait malheureusement été empoisonné, bien que le roi à ce moment n’eût aucun dessein contre sa vie; mais cet excellent prince eut la touchante honte de remettre le fouet au pauvre page, à condition qu’il promettrait de ne plus jamais recommencer, sans un ordre spécial. »

Toutes ces fictions de géans, de pygmées, d’îles volantes, sont des moyens de dépouiller la nature humaine des voiles dont l’habitude et l’imagination la couvrent, pour l’étaler dans sa vérité et dans sa laideur. Il reste une enveloppe à lever, la plus trompeuse, la plus intime. Il faut ôter cette apparence de raison dont nous nous affublons. Il faut supprimer ces sciences, ces arts, ces combinaisons de société, ces inventions d’industrie dont l’éclat éblouit. Il faut découvrir le yahou sous l’homme. Quel spectacle!


« Je vis plusieurs animaux dans un champ, et un ou deux de la même espèce perchés sur des arbres. Leur corps était singulier et difforme. Leurs têtes et leurs poitrines étaient couvertes d’un poil épais, quelquefois frisé, d’autres fois plat; ils avaient des barbes comme les chèvres et une longue bande de poil tout le long de leur dos et sur le devant de leurs pieds et de leurs jambes; mais le reste du corps était nu[1],... de sorte que je pus voir leur peau, qui était d’un brun tanné; ils grimpaient au haut des arbres aussi agilement que des écureuils, car ils avaient de fortes griffes étendues aux pieds de devant et de derrière, terminées en pointes aiguës et crochues. Les femelles avaient de longs cheveux plats sur la tête, mais non sur la figure, ni rien sur tout le reste du corps qu’une sorte de duvet. Leurs mamelles pendaient entre leurs pieds de devant, et souvent, lorsqu’elles marchaient, tou-

  1. Je suis forcé de supprimer plusieurs traits.