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enfans, tous en guenilles, et importunant chaque voyageur pour avoir l’aumône... Tous les partis conviennent, je pense, que ce nombre prodigieux d’enfans est aujourd’hui dans le déplorable état de ce royaume un très grand fardeau de plus; c’est pourquoi celui qui pourrait découvrir un beau moyen aisé et peu coûteux de transformer ces enfans en membres utiles de la communauté rendrait un si grand service au public, qu’il mériterait une statue comme sauveur de la nation. Je vais donc humblement proposer mon idée, qui, je l’espère, ne saurait rencontrer la moindre objection. »


Quand on connaît Swift, de pareils débuts font peur.


« J’ai été assuré par un Américain de ma connaissance à Londres, homme très capable, qu’un jeune enfant bien portant, bien nourri, est à l’âge d’un an une nourriture tout à fait délicieuse, substantielle et saine, rôti ou bouilli, à l’étuvée ou au four, et je ne doute pas qu’il ne puisse servir également en fricassée ou en ragoût.

« Je prie donc humblement le public de considérer que des cent vingt mille enfans on en pourrait réserver vingt mille pour la reproduction de l’espèce, desquels un quart seraient des mâles, et que les cent mille autres pourraient, à l’âge d’un an, être offerts en vente aux personnes de qualité et de fortune dans tout le royaume, la mère étant toujours avertie de les faire téter abondamment le dernier mois, de façon à les rendre charnus et gras pour les bonnes tables, un enfant ferait deux plats dans un repas d’amis; quand la famille dîne seule, le train de devant ou de derrière ferait un plat très raisonnable ; assaisonné avec un peu de poivre ou de sel, il serait très bon, bouilli, le quatrième jour, particulièrement en hiver.

« J’ai compté qu’en moyenne un enfant pesant douze livres à sa naissance peut en un an, s’il est passablement nourri, atteindre vingt-huit livres.

« J’ai calculé que les frais de nourriture pour un enfant de mendiant (et dans cette liste je mets tous les cottagers, laboureurs, et les quatre cinquièmes des fermiers) sont d’environ 2 shillings par an, guenilles comprises, et je crois que nul gentleman ne se plaindra de donner 10 shillings pour le corps d’un bon enfant gras qui lui fournira au moins quatre plats d’excellente viande nutritive.

« Ceux qui sont plus économes (et j’avoue que les temps le demandent) pourront écorcher l’enfant, et la peau convenablement préparée fera des gants admirables pour les dames et des bottes d’été pour les gentlemen élégans.

« Quant à notre cité de Dublin, on pourra y disposer des abattoirs dans les endroits les plus convenables; pour les bouchers, nous pouvons être certains qu’il n’en manquera pas; pourtant je leur recommanderais plutôt d’acheter les enfans vivans, et d’en dresser la viande toute chaude au sortir du couteau, comme nous faisons pour les cochons à rôtir.

« Je pense que les avantages de ce projet sont nombreux et visibles aussi bien que de la plus haute importance. — Premièrement, cela diminuera beaucoup le nombre des papistes, dont nous sommes tous les ans surchargés, puisqu’ils sont les principaux producteurs de la nation. — Secondement, comme l’entretien de cent mille enfans de deux ans et au-dessus ne