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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/160

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vail délicat; les uns en trouvaient les termes trop vifs, les autres n’admettaient pas de concessions sur les principes. On disait d’une part qu’il convenait de ménager l’opinion, de l’autre qu’il valait mieux mourir de la main de l’ennemi que de se prêter à un suicide. Cette difficulté franchie, il en survint une nouvelle. L’association, pour marcher enseignes déployées, attendait une autorisation du gouvernement, et cette autorisation n’arrivait pas : souvent promise, elle était toujours différée; des influences mystérieuses arrêtaient la main du ministre au moment où il allait la signer. Ce ne fut qu’après de longs délais, et les élections achevées, que l’association reçut une constitution définitive et put faire un appel au public. Quelques petites réunions à huis-clos avaient préparé les voies et formé un groupe d’adhérons parmi les négocians et les fabricans de Paris. Une fois en règle avec l’autorité, on ouvrit les portes à la foule, et la salle Montesquieu devint le siège de conférences périodiques où les orateurs du libre échange s’essayèrent avec des succès variés. C’était pour la première fois que Bastiat affrontait les chances de l’improvisation, et il n’était pas sans inquiétude. «Je devais parler le dernier, dit-il, et devant un auditoire harassé par trois heures d’économie politique, et fort pressé de décamper. Moi-même j’avais été très fatigué par une attente si prolongée; je me suis levé avec un pressentiment terrible que ma tête ne me fournirait rien. J’avais bien préparé mon discours, mais sans l’écrire; juge de mon effroi. Comment se fait-il que je n’aie éprouvé aucun trouble, aucune émotion, si ce n’est aux jarrets? C’est inexplicable. Je dois tout au ton modeste que j’ai pris en commençant. Après avoir averti le public qu’il ne devait pas s’attendre à une pièce d’éloquence, je me suis trouvé parfaitement à l’aise... Voilà une grande épreuve surmontée! » Et plus loin, joyeux d’avoir croisé le fer pour la première fois et avec un certain bonheur, il en tire un augure favorable pour la cause; les perspectives lui sourient; il parle en homme qui se sent une force de plus. « Mon cher Félix, ajoute-t-il, nous vaincrons, j’en suis sûr. Dans quelque temps, mes compatriotes pourront échanger leurs vins contre ce qu’ils désireront; la Chalosse renaîtra à la vie[1]. » Enthousiasme naïf que colore le prisme d’un début, et qui ne devait pas être à l’abri des défaillances !

La glace était pourtant rompue, et depuis ce moment Bastiat fut aussi peu ménager de sa parole qu’il l’avait été de sa plume. Il était l’âme de l’association de Paris, son bras le plus actif, son organe le plus résolu. Plus on allait, plus ce rôle exigeait de constance et de courage. Les passions contraires s’étaient allumées avec une ar-

  1. Lettres à M. Coudroy.