Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/162

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

suffisamment maître ; il se plaignait d’être responsable d’articles qu’il ne pouvait complètement avouer. A diverses reprises il voulut donner sa démission de rédacteur en chef, et il l’eût fait sans la crainte de briser une entreprise déjà ébranlée. Il résultait d’ailleurs de cette publicité spéciale un inconvénient que comprendront ceux qui sont initiés aux petites susceptibilités de la presse. Tant que Bastiat n’avait pas eu d’organe à lui, les colonnes des journaux en crédit lui étaient ouvertes, et ses opinions arrivaient ainsi sous les yeux de nombreux lecteurs ; dès qu’il eut attaché son nom à une feuille naissante, tout autre moyen de communication avec le public lui fut enlevé, et il resta en face de quelques rares abonnés, qui n’étaient ni à ramener ni à convaincre. Une sorte de conspiration s’ourdit par la force des choses pour le laisser à l’écart et le condamner à l’oubli. Les choses en vinrent au point qu’il écrivait à M. Cobden : « Mon ami, je ne vous cacherai pas que je suis effrayé du vide qui se fait autour de nous. Nos adversaires sont pleins d’audace et d’ardeur; nos amis se découragent et deviennent indifférens. Que nous sert d’avoir raison, si nous ne pouvons pas nous faire entendre? »

Ces lignes étaient écrites le 15 février 1848. A huit jours de là éclatait cette révolution qui devait emporter l’association pour la liberté des échanges au milieu de bien d’autres débris. Déjà Bastiat s’était attaqué, et d’une manière très vive, à ces sectes qui, sous les emblèmes divers du socialisme, avaient tant contribué à l’événement, et se disposaient de si grand cœur à en tirer parti. Non-seulement il leur avait jeté le gant par écrit, mais aussi du haut d’une chaire ouverte à ses frais et à l’intention des élèves des écoles, que corrompaient alors tant de faux docteurs. Le coup de main de février donnait l’empire à ces hommes : nous allons voir Bastiat plus directement aux prises avec eux; il change d’adversaires sans changer de drapeau; c’est encore la liberté qu’il défend contre les usurpations de la rue.


III.

Par ses opinions, Bastiat touchait de très près à l’une des fractions politiques qui venaient de triompher; il y avait en lui l’étoffe d’un républicain de l’école américaine prise à ses débuts. Il comptait des amis parmi les membres du gouvernement; les exaltés même rendaient justice à sa sincérité et à sa droiture. Quelques titres d’ailleurs parlaient en sa faveur et recommandaient son nom au suffrage populaire. Pendant dix-huit ans, il s’était prodigué dans les luttes électorales, avait combattu ce qu’on nommait alors les députés du