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deux champions, il pourrait bien être tué par le troisième. Trop de gens avaient intérêt à lui faire perdre patience et à l’entraîner sur le terrain du duel. Il se gardait bien de lui donner cette raison, mais il l’engageait à ne pas compter sur un prompt succès.

Christian reçut, en même temps que la lettre de M. Goefle, une nouvelle somme qu’il résolut de ne pas ajouter au chiffre de la première dette. Dans la position incertaine où il se trouvait, il s’enrôla pour la pêche aux îles Loffoden, et au commencement d’avril il écrivait à M. Goefle :

« Me voici dans une bourgade des Nordlands, où il me semble entrer dans la terre de Chanaan, bien que le torp du danneman Bœtsoï soit un Louvre en comparaison de mon logement actuel, et son kakebroë de la brioche auprès du pain de bois pur dont je fais aujourd’hui mes délices. C’est vous dire que j’ai eu beaucoup de misère, sans parler de la fatigue et des dangers ; mais j’ai vu les plus terribles spectacles de l’univers, les scènes de la nature les plus austères et les plus grandioses, des gouffres sous-marins où les navires et les baleines sont entraînés comme des feuilles d’automne dans un tourbillon de vent, des rivières qui ne gèlent jamais au milieu de la glace qui ne fond jamais, des cascades dont le rugissement s’entend de plusieurs lieues, des abîmes où le vertige s’empare du renne et de l’élan, des neiges plus dures que le marbre de Paros, des hommes plus laids que des singes, des âmes angéliques dans des corps immondes, un peuple hospitalier au sein d’une misère inouie, patient, doux et pieux, dans une lutte éternelle contre la plus formidable et violente nature qui se puisse imaginer. Je n’ai point éprouvé de déceptions. Tout ce que j’ai vu est plus sublime ou plus surprenant que tout ce que j’avais imaginé.

« Donc je suis un voyageur heureux ! Ajoutez que ma santé a résisté à tout, que ma bourse s’est remplie, si bien que je suis à même de m’acquitter envers vous, et d’avoir encore de l’argent devant moi ; enfin qu’après avoir pu étudier la formation géologique d’une longue chaîne de montagnes, je rapporte des trésors en fait d’échantillons rares et précieux, de quoi faire sécher d’envie l’illustre docteur Stangstadius, et des observations utiles, de quoi devenir, avec un peu d’intrigue, si le goût m’en vient, chevalier de l’Étoile polaire.

« Vous me demanderez comment je me suis enrichi de la sorte. C’est en me fatiguant beaucoup, en risquant mille fois de me noyer ou de me casser le cou, en côtoyant beaucoup d’abîmes sur des patins immenses dont j’ai appris à me servir, en pêchant beaucoup de poissons dans l’archipel norvégien, en vendant ma part de pêche