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des plus violentes et des plus contestées du moyen âge, n’en a pas moins été une des plus fécondes, et par conséquent une des moins factices. Après tout. Saxons, Danois et Normands, vainqueurs et vaincus de toute espèce, étaient à peu près de même race ; peut-être même avaient-ils, peu de siècles avant, vécu dans une intime alliance de mœurs et de religion sur les bords de la Baltique ; rien n’est donc moins factice en réalité que la fusion qui a produit la race anglaise moderne. De plus, les vainqueurs étaient supérieurs aux vaincus, et les conquêtes civilisées, souvent plus vexatoires que les conquêtes barbares, finissent cependant presque toujours par s’imposer d’elles-mêmes par la suprématie naturelle du progrès sur la barbarie. M. Thierry était peut-être mal tombé en choisissant la conquête normande comme une preuve de la persistance des caractères de race ; néanmoins, en appelant l’attention de la science sur le rôle historique des grandes races, il avait ouvert une voie qui a été féconde en résultats. C’est qu’en effet l’idée de race n’embrasse pas seulement les caractères extérieurs qui rattachent les hommes à un même type physiologique, elle s’étend à la communauté primitive de langage et de religion. Voilà pourquoi la distinction des races est une des grandes clés de l’histoire universelle. Seulement ce caractère n’a rien de plus fatal que les autres élémens de la nature humaine. L’histoire approfondie des grandes races a prouvé jusqu’à l’évidence que, si elles conservent à travers leurs migrations un dépôt de traditions primitives, elles peuvent aussi s’en créer de factices, qui dominent bientôt les plus naturelles. Sur le sol de notre Europe si souvent balayé par les invasions, il semble au premier abord que les races les plus diverses se sont entre-croisées, et cependant, s’il y a une chose prouvée, c’est que les peuples les plus distincts en apparence, les Romains et les Espagnols au teint brun, les Saxons et les Scandinaves à la blonde chevelure, ont jadis parlé la même langue et invoqué les mêmes dieux sur le plateau central de l’Asie en compagnie des Indiens et des Persans. Ce n’est point l’étude des caractères physiologiques qui a fait remonter de l’âge mûr de ces peuples à leur adolescence, et de là à leur berceau ; c’est l’étude des langues et des mythologies. Il est glorieux pour l’homme que ce qu’il y a en lui de plus personnel et de plus divin, l’expression de son âme immortelle par le langage et par le culte de la Divinité, soit aussi ce qu’il conserve le plus précieusement dans ses migrations à travers le monde ; il est plus glorieux encore que ces langues et ces religions elles-mêmes n’aient rien de si fatal qu’elles puissent asservir le libre arbitre, et qu’elles s’inclinent à leur tour devant la grande loi de ce monde, le progrès par la liberté.