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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/571

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— Me voici, dit Anouchka en s’accoudant avec grâce sur l’appui de la croisée ; je me trouve bien ici… Tiens, prends cela, ajouta-t-elle en jetant à Gagine une branche de géranium. Figure-toi que je suis la dame de tes pensées.

Frau Louise se mit à rire.

— N… s’en retourne, reprit Gagine ; il voudrait te dire adieu.

— Vraiment ? dit Anouchka. Dans ce cas, donne-lui ma branche. Je vais rentrer.

Ayant refermé la fenêtre, elle embrassa la vieille Allemande, à ce que je crois. Gagine me tendit silencieusement la branche qu’il tenait à la main. Je la mis, sans rien dire, dans ma poche, et, m’étant rendu au lieu où l’on traversait le fleuve, je passai sur l’autre rive.

Je me rappelle qu’en revenant à la maison, le cœur triste, quoique je ne songeasse à rien, une odeur assez rare en Allemagne, mais qui m’était bien connue, éveilla subitement mon attention. Je m’arrêtai et aperçus près de la route un petit champ de chénevis. Le parfum que répandait cette plante de nos steppes me transporta tout à coup en Russie, et ce souvenir me remplit du désir ardent de respirer l’air natal et de marcher sur la terre russe. — Que fais-je ici ? Pourquoi continuer à me promener sur une terre étrangère, au milieu d’hommes que je ne connais pas ? — m’écriai-je involontairement, et l’oppression accablante qui étouffait mon cœur se changea bientôt en une amère et cuisante agitation. L’état dans lequel je me trouvais en rentrant chez moi était bien différent de celui que je ressentais la veille. J’étais presque en colère et fus longtemps à me calmer. Un mécontentement dont je ne pouvais me rendre compte m’agitait. Je finis par m’asseoir, et le souvenir de la veuve perfide s’étant présenté à mon esprit (elle m’occupait officiellement chaque soir), je pris une de ses lettres, mais je ne l’ouvris pas : mes pensées avaient déjà pris une autre direction. Je me mis à.réfléchir… Je songeai à Anouchka. Il me revint en mémoire que, dans le cours de notre conversation, Gagine m’avait donné à entendre que certaines circonstances l’empêchaient de rentrer en Russie — Est-ce bien sa sœur ? me demandai-je à haute voix.

Je me couchai et j’essayai de m’endormir ; mais une heure après j’étais encore appuyé sur mon coude et pensant toujours à cette capricieuse petite fille au rire forcé. » — Elle me rappelle la petite Galatée de la Farnesina, me dis-je à demi-voix ; oui, et elle n’est pas sa sœur.

Pendant que je réfléchissais ainsi, la lettre de ma veuve était tranquillement étendue sur le plancher, éclairée par les rayons de la lune.