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Elle sortit.

— Frau Louise, me dit Gagine en cherchant à éviter mon regard, est la veuve de l’ancien maire de la ville ; c’est une vieille femme un peu niaise, mais très bonne. Elle témoigne beaucoup d’amitié à Anouchka. Celle-ci du reste a la manie de se lier avec des gens d’une condition inférieure, ce qui, suivant moi, est un indice de fierté. Vous voyez que je la gâte, ajouta-t-il après un moment de silence ; mais que voulez-vous ? Je ne sais être exigeant avec personne : comment le serais-je avec elle ?…

Je gardai le silence. Gagine porta la conversation sur un autre sujet. Plus je pénétrais son caractère, et plus il m’inspirait d’attachement. Je ne tardai pas à le comprendre : c’était une de ces bonnes natures russes, droites, honnêtes, simples, malheureusement un peu molles, sans relief et sans chaleur. La jeunesse ne bouillonnait pas dans ses veines, elle l’animait doucement. Il était intelligent et aimable, mais je ne pouvais me figurer ce qu’il deviendrait lorsqu’il aurait atteint l’âge d’homme. Artiste peut-être !… Mais tout art demande un travail pénible, des efforts soutenus, et jamais, me disais-je en voyant ses traits sans vigueur, en écoutant sa parole traînante, jamais il ne saura s’astreindre à un travail soutenu et bien dirigé… Il était cependant impossible de ne pas l’aimer ; on s’attachait à lui involontairement. Nous passâmes près de quatre heures ensemble, tantôt assis côte à côte sur le divan, tantôt nous promenant à pas lents devant la maison, et cette longue entrevue acheva de nous unir.

Le soleil se coucha, et je songeai à regagner mon domicile. Anouchka n’était pas encore rentrée.

— Elle n’en fait jamais d’autres, me dit Gagine. Voulez-vous que je vous accompagne ? Nous entrerons en passant chez Frau Louise, pour savoir si elle y est encore. Cela ne vous retardera pas beaucoup.

Nous descendîmes dans la ville, et, après avoir suivi pendant quelques instans une ruelle étroite et tortueuse, nous nous arrêtâmes devant une maison haute de quatre étages, mais qui n’avait que deux fenêtres dans sa largeur. Le second étage avançait sur la rue plus que le premier, et ainsi des deux autres. À voir cette étrange habitation, aux moulures gothiques, avec deux énormes poteaux dans le bas, un toit de tuiles pointu et une lucarne surmontée d’une grue en fer, on eût dit un gigantesque oiseau ramassé sur lui-même.

— Anouchka, cria Gagine, es-tu là ?

Une fenêtre éclairée s’ouvrit au troisième étage, et nous y aperçûmes la tête brune de la jeune fille. Derrière elle se montra la figure d’une vieille Allemande édentée et aux yeux affaiblis par l’âge.