Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/587

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et pourquoi aussi ne peut-on pas dire toute la vérité ?… Je pensais encore cette nuit que je ne savais rien et qu’il fallait m’instruire. J’aurais besoin d’une nouvelle éducation : j’ai été fort mal élevée. Je ne sais pas jouer du piano, je ne sais pas le dessin ; c’est à peine si je sais coudre. Je n’ai de dispositions pour rien. On doit s’ennuyer beaucoup avec moi.

— Vous ne vous rendez pas justice, lui répondis-je. Vous avez beaucoup lu, et avec votre esprit…

— Ai-je de l’esprit ? me demanda-t-elle avec une curiosité si naïve que je me surpris à rire. Elle ne sourit même pas. — Ai-je de l’esprit, mon frère ? demanda-t-elle à Gagine.

Celui-ci ne lui répondit pas ; il continuait * à peindre avec acharnement, en changeant sans cesse de pinceau et en levant la main très haut.

— Je ne sais vraiment pas ce que j’ai dans la tête, reprit Anouchka toujours d’un ton pensif. Quelquefois je me fais peur à moi-même vraiment. Ah ! j’aurais voulu… Est-il vrai que les femmes ne doivent pas lire beaucoup ?

— Beaucoup, non ; mais…

— Dites-moi ce que je devrais lire ; dites-moi ce que je devrais faire. Je suivrai vos conseils en tout, ajouta-t-elle en se tournant vers moi avec un mouvement de confiance et d’abandon. Je ne savais que lui répondre.

— Vous ne vous ennuyez pas avec moi, n’est-ce pas ?

— Comment pouvez-vous en douter ?…

— Allons, merci ! dit Anouchka en m’interrompant ; je craignais de vous paraître ennuyeuse.

Et de sa petite main brûlante elle serra fortement la mienne.

— Dites donc, N…, s’écria en ce moment Gagine, ce ton n’est-il pas trop foncé ?

Je m’approchai de lui. La jeune fille se leva et s’éloigna. Au bout d’une heure environ, elle reparut sur le pas de la porte et me fit signe de la main. — Écoutez, me dit-elle. Si je venais à mourir, en seriez-vous fâché ?

— Quelle idée avez-vous ? m’écriai-je.

— Je crois que je ne vivrai pas longtemps ; il me semble souvent que tout ce qui m’entoure me fait ses adieux. Plutôt mourir que de vivre comme… Ah ! ne me regardez pas ainsi ! Je vous assure que je ne feins pas. Sans cela, je recommencerais à avoir peur de vous.

— Je vous faisais donc peur ?

— Si je suis étrange, il ne faut pas me le reprocher, reprit-elle. Voyez, je ne puis déjà plus rire…

Elle resta triste et préoccupée jusqu’à la fin de la soirée. Je ne