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pouvais comprendre ce qui se passait en elle. Ses yeux s’arrêtaient souvent sur moi ; mon cœur se serrait doucement sous ce regard énigmatique. Elle paraissait tranquille, et moi, tout en la regardant, j’avais envie de lui conseiller plus de calme. Je me sentais heureux près d’elle ; sa figure pâle avait un charme touchant que je retrouvais dans tous ses mouvemens indécis, contenus. Quant à elle, il lui semblait, je ne sais pourquoi, que j’étais mal disposé.

— Écoutez-moi, me dit-elle peu d’instans avant mon départ. Je crains que vous ne m’accusiez de légèreté. Cette pensée me tourmente… Croyez à l’avenir tout ce que je vous dirai, mais à votre tour usez de franchise. Quant à moi, je vous dirai toujours la vérité ; je vous en donne ma parole d’honneur…

Cette expression de « parole d’honneur » me fit encore une fois sourire.

— Ah ! ne riez pas, me dit-elle avec vivacité, sans quoi je vous répéterai aujourd’hui ce que vous m’avez dit hier : « Pourquoi riez-vous ? » — Après un moment de silence, elle ajouta : — Vous rappelez-vous qu’hier vous me parliez d’ailes ?… Ces ailes me sont poussées, mais je ne sais où voler.

— Allons donc ! lui répondis-je, tous les chemins, vous sont ouverts.

Elle me regarda fixement et ne me quitta pas des yeux pendant quelques instans. — Vous avez aujourd’hui une mauvaise opinion de moi, me dit-elle ensuite en fronçant un peu les sourcils.

— Moi ? une mauvaise opinion, et de vous ?…

— Qu’avez-vous donc à vous tenir là. comme si vous étiez morfondus ? dit en ce moment Gagine. Voulez-vous que je vous joue comme hier un air de valse ?

— Non, non ! s’écria-t-elle enjoignant les mains. Aujourd’hui, pour rien au monde !

— Calme-toi, je ne veux pas te contraindre…

— Pour rien au monde ! répéta-t-elle en pâlissant.

— Est-ce qu’elle m’aimerait ? pensai-je en m’approchant du Rhin, dont les eaux presque noires roulaient avec rapidité.


XII

— Est-ce qu’elle m’aimerait ? me demandai-je le lendemain matin en me réveillant. Je craignais d’interroger le fond de mon cœur. Je sentais que son image, l’image de la « jeune fille au rire forcé, » s’était gravée dans mon esprit, et que je ne l’y effacerais pas facilement. Je me rendis à L…, et j’y restai toute la journée ; mais je ne vis Anouchka qu’en passant. Elle était indisposée, elle avait la migraine.