Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/780

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’elle le paraît. De ces grandes fortunes que chaque jour voit éclore, une partie est absorbée par l’aristocratie, l’autre disparaît presque aussitôt sans laisser de traces. Les classes moyennes, qui sont douées au plus haut degré du génie de l’initiative, manquent aussi au plus haut degré de la prudence qui est nécessaire à la conservation et à la stabilité. La mobilité semble leur loi : plus qu’aucune autre classe, elles obéissent aux vicissitudes de l’inconstante fortune ; elles s’élèvent et s’abaissent avec le mouvement de sa roue rapide. C’est surtout en France, où elles ont été toutes-puissantes, qu’on a pu saisir cette inaptitude à la fixité et à la stabilité qui les distingue particulièrement. Et cependant en France elles ne rencontraient aucun obstacle, elles n’avaient à redouter aucune influence qui leur fût contraire, elles n’avaient à craindre que leurs propres rivalités. Que sera-ce donc en Angleterre, où elles ont pour rivale une classe forte de son influence traditionnelle et éblouissante du prestige d’un éclat séculaire ? Patiente comme toutes les institutions consacrées par le temps, l’aristocratie voit sans s’émouvoir les tentatives envahissantes de cette démocratie ambitieuse. L’énergie des classes moyennes, qui semblerait devoir être fatale à l’aristocratie anglaise, devient pour elle en dernier résultat un instrument de stabilité. Les classes moyennes lui servent à combler les lacunes qui se forment dans les partis politiques, à réparer les brèches que le temps a faites à sa fortune, à étayer ses manoirs, même à les réédifier à la moderne, de manière à ne plus blesser par des apparences féodales la susceptibilité démocratique. La meilleure part du labeur des classes moyennes va donc grossir la richesse et la puissance des classes nobles. Le roman de M. Trollope nous fournit un exemple frappant de cette puissance en quelque sorte fascinatrice et de cette capacité d’absorption de l’aristocratie anglaise.

Les propriétés de Greshambury étaient, ainsi que nous l’avons dit, grevées d’une hypothèque de cent mille livres sterling, et cette hypothèque était entre les mains d’un riche radical, sir Roger Scatcherd. Malgré son titre de baronet, sir Roger n’était pas de race noble ; tout Barchester l’avait connu au temps où il s’appelait Roger Scatcherd, et où il était simple tailleur de pierre. Son histoire est curieuse et instructive à la fois, car elle permet de comprendre quelques-unes des causes qui contribuent à l’instabilité des classes moyennes. Roger Scatcherd était renommé à la fois comme étant le meilleur ouvrier dans sa profession et le plus grand buveur d’alcool qu’il y eût dans le comté. Toute l’histoire de sa prospérité et de sa ruine est dans ces deux mots. Par son intelligence, Roger s’élevait beaucoup au-dessus de ses égaux, et cette supériorité lui avait permis de choisir ses compagnons d’ivrognerie ailleurs que parmi ses