Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/781

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

camarades. Un de ces amis de taverne appartenait à la gentry du comté, et se, nommait Henri Thorne. De même que Roger Scatcherd, en dépit de ses vices, s’élevait au-dessus de ses égaux, Henri Thorne, en dépit de sa naissance, était entraîné à rechercher la société de ses inférieurs. Ces deux personnages vécurent ensemble en bonne et vicieuse intimité jusqu’au jour où Henri Thorne, abusant des facilités que lui offrait cette confraternité de débauche, s’avisa de séduire Marie Scatcherd, la propre sœur de Roger. Le jour où ce dernier eut connaissance du déshonneur de sa sœur, il s’enivra plus que de coutume ; puis, sous l’influence de cette ivresse, il alla à la rencontre de Henri Thorne, et, sans prononcer une parole, l’étendit mort à ses pieds. Il passa en coup d’assises, et fut condamné pour simple délit à un emprisonnement de six mois. À sa sortie de prison, il se maria, et vécut longtemps dans la gêne la plus grande. Enfin son énergie prit le dessus, et un jour arriva où ses remarquables facultés d’artisan appelèrent sur lui tous les yeux et l’élevèrent à la fortune. Il devint un des entrepreneurs les plus renommés de tous les grands travaux publics, un constructeur habile, heureux et opulent. Toutes les fois que le gouvernement ou une compagnie industrielle avait besoin de la prompte exécution d’un chemin de fer, de quais, de docks et autres édifices modernes, on en confiait le plan à Roger Scatcherd, et le plan était exécuté avec une célérité énergique. Bref, sa vigueur de volonté le servit si bien, qu’elle en fit pendant quelque temps une sorte de grand personnage, une manière de Stephenson et de Joseph Paxton. Enfin, comme nous vivons dans une époque démocratique, la reine voulut récompenser en lui le mérite personnel, et créa baronet ce fils de ses œuvres, qui semblait déjà suffisamment récompensé par la fortune qu’il avait acquise.

Ce parvenu ennobli va donc faire souche et fonder une maison ? Eh bien ! non. Il y a dix chances contre une pour que cette fortune brillante passe comme un nuage, et pour que son titre s’éteigne avec lui. Et d’abord, ni son titre, ni sa fortune ne lui conféreront jamais une influence véritable. Sir Roger siégera peut-être au parlement ; il sera écouté avec intérêt sur toutes les matières qui sont de sa compétence, mais son influence politique sera toujours nulle. Il n’a pas assez de lumières pour faire prévaloir son opinion sur celle d’un homme éclairé ; il n’a pas assez de finesse pour se mesurer avec des hommes habitués à distinguer les plus délicates nuances. Parmi le peuple de son comté, qui l’aime sans le respecter, ses paroles seront applaudies comme celles d’un camarade ; mais elles ne seront jamais écoutées comme celles d’un gentleman. Le peuple l’avait connu trop familièrement pour le prendre jamais au sérieux, et trop de fois il avait