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lui qui doit être le successeur de son père, car le premier ministre est partisan de la haute église, à laquelle appartient l’archidiacre. Aussitôt que l’évêque a rendu le dernier soupir, l’archidiacre envoie un message à Downing-street ; mais à peine le message est-il parti, qu’arrive une sinistre nouvelle qui ajoute encore à la douleur légitime du docteur Grantly : le ministère est renversé. Malheureux archidiacre ! avoir, en un même jour à pleurer la perte de son père et à trembler que la partie la plus importante de son patrimoine, l’évêché, ne lui échappe ! Et l’évêché lui échappera. Le nouveau ministre appartient au parti évangélique et nommera le docteur Proudie, un des membres distingués de ce parti. À cette nouvelle, la rage du docteur Grantly s’exhale en imprécations et presque en blasphèmes. Le docteur se met à haïr le nouvel évêque d’une haine très compliquée. Il le hait parce qu’il lui a dérobé son héritage ; il le hait parce qu’il est hostile au parti de la haute église ; il le hait enfin parce qu’il n’est pas un gentleman. Les questions de doctrine et les nuances religieuses lui sont fort indifférentes, mais non les manières et l’éducation. La première vertu d’un ecclésiastique, ce n’est pas d’être pieux, savant, dévoué à son ministère, c’est d’être un gentleman. Haute église, basse église, ces mots ne représentent pas aux yeux du docteur deux systèmes différens, mais deux classes d’hommes distinctes. La haute église est le parti naturel des gentilshommes, le parti évangélique est le parti des gens mal nés. C’est un scandale qu’un évêque appartenant au parti de la basse église ; il attribuera au sentiment religieux plus de valeur qu’aux fonctions sacerdotales, parlera de réformes à introduire, d’écoles du dimanche à établir, supprimera la musique religieuse à l’office divin. C’est le renversement de la hiérarchie anglicane ; autant vaudrait donner l’évêché à un dissident. Un évêque de ce genre est traître envers l’ordre auquel il appartient, car, sans le vouloir, il ferait supposer que la religion est supérieure au prêtre, et la foi à la hiérarchie, tandis qu’au contraire la hiérarchie est nécessaire à la foi, et le prêtre est l’interprète de la religion. La doctrine n’est rien que par le prêtre, et par conséquent le prêtre est tout. Quiconque dira le contraire est non-seulement un impie, mais, ce qui est bien plus grave, un homme, mal né. Telles étaient les opinions du docteur Grantly sur la religion. À ces opinions il joignait certains principes pratiques qui n’étaient pas précisément inspirés par l’esprit évangélique : par exemple, que l’autel doit non-seulement faire vivre le prêtre, mais l’entourer d’opulence et de luxe, et que c’est pure duperie que d’abandonner aux païens du monde les avantages du comfort, de la bonne chère et de l’élégance. Le docteur se connaissait en vins exquis, en mets recherchés, en décorations intérieures,