Les premières colonies qui se détachèrent de l’Orient et qui percèrent les sombres forêts de l’Europe suppléèrent à l’absence du fruit que pressa Noé par le même moyen qu’avait trouvé l’ancienne Égypte : une boisson faite avec de l’orge et de l’eau. Cette boisson était la liqueur favorite des Anglo-Saxons et des Danois, que nous avons vus descendre successivement sur le sol de la Grande-Bretagne[1]. Avant leur conversion au christianisme, ils croyaient qu’une des principales félicités dont jouissaient les héros admis après leur mort dans le paradis d’Odin consistait à boire de l’ale à longs traits dans de larges coupes. Des économistes tant soit peu archéologues ont fait de savantes et laborieuses recherches pour retrouver l’histoire de la bière dans la Grande-Bretagne. Il nous suffira de dire que dans le pays de Galles (Wales) l’ale, même commune, était considérée autrefois comme un objet de luxe ; elle ne figurait que sur la table des grands. En Angleterre, vers le milieu du XVIe siècle, Harrisson nous assure que quand les marchands et les artisans avaient la bonne fortune de tomber sur un morceau de venaison et sur un verre de forte bière, ils se croyaient aussi magnifiquement traités que le lord-maire de Londres[2].
Aujourd’hui quel changement ! l’ale et le porter coulent à flots sur le comptoir des plus humbles tavernes ; ils écument dans les pots d’étain. Riche et pauvre, — le pauvre souvent plus que le riche, — s’abreuvent aux sources de la liqueur nationale, comme les Israélites dans le désert se désaltéraient, a dit un ministre de l’église anglicane, à l’eau qui jaillissait du rocher. Cette abondance, comparée à l’ancienne pénurie, réjouit à un certain point de vue l’économiste ; il y voit le mouvement naturel de la science, de l’industrie et de l’agriculture, lequel met avec le temps à la portée de la classe la plus nombreuse et transforme en objets communs des produits qui, à l’origine, étaient considérés comme des articles de luxe et de choix. Non-seulement la bière est devenue d’un usage plus accessible aux classes laborieuses, mais la qualité de cette boisson s’est améliorée. Aujourd’hui la bière anglaise ne reconnaît guère de rivale sur le continent.
Une boisson qui est de tous les repas, qui réunit les amis autour de la table ou du foyer domestique, dont la préparation occupe des milliers de bras, que les poètes ont chantée, ne pouvait man-
- ↑ Voyez les livraisons du 15 septembre 1857, du 15 février et du 15 juin 1858.
- ↑ Historical Description of the island of Britain. Ce livre curieux, écrit par un observateur, jette un jour particulier sur les mœurs et les habitudes du peuple anglais au XVIe siècle. Le sixième chapitre du second livre est consacré à l’Histoire de la Nourriture et du Régime diététique. On y trouve des détails intéressans sur la méthode qu’on suivait alors pour brasser la bière dans les familles.