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trer plusieurs fois de suite. Dans Wapping et Shadwell, quartiers des marins, les tavernes présentent un aspect singulier : la confusion de toutes les langues, la réunion de tous les costumes plus ou moins tachés de goudron, l’assemblage de toutes les couleurs de la peau humaine. Une reine d’Afrique, descendue à Londres il y a deux ans, avait choisi pour palais de sa majesté noire un cabaret situé dans le voisinage de Saint-Catherine’s-dock. Quelques public-houses touchent de près aux mystères de Londres, dont on a trop abusé dans ces derniers temps pour que je m’y arrête. Les allées sombres et tortueuses de certaines maisons à la porte desquelles éclate une joie sinistre conduisent trop souvent aux abîmes de la prostitution, de l’ivresse et de la misère[1]. Passant une fois, très avant dans la nuit, à travers ces rues alors désertes, je n’avisai pas sans tristesse, en face d’un cabaret dont les voix et les lumières commençaient à s’éteindre, un groupe d’hommes sombres et déguenillés qui se passaient l’un à l’autre une écuelle de fer maintenue par une chaîne à une fontaine publique. Je m’éloignai; mais, au milieu des ténèbres, le bruit répété de cette écuelle de fer retombant à temps égaux sur le pavé, et destinée à étancher la soif du pauvre ou à rafraîchir l’ivresse, était d’un effet glacial qui serrait le cœur.

Les statistiques dénoncent à Londres cent cinquante mille ivrognes de profession (habitual drunkards). Il y a quelque chose de plus triste que l’ivresse elle-même, c’est le désir de l’ivresse. Il n’est pas rare de rencontrer dans les rues de Londres, à la porte d’un public-house, un vieillard pâle, d’une quarantaine d’années, aux yeux dilatés par la convoitise, aux mouvemens épileptiques, aux vêtemens en haillons, qui regarde d’un air morne et fasciné les pots de bière auxquels d’heureux mortels, ses frères, suspendent avidement leurs lèvres. On dirait le spectre de Tantale. Il y a des temps de l’année où l’ivresse est périodique, car l’Anglais se montre réglé jusque dans ses excès. Cette épidémie règne surtout pendant la semaine de Noël et pendant la semaine de la Pentecôte. Les policemen de Londres ont alors fort à faire, ne fût-ce que pour lier et enlever sur des civières des femmes ivres-mortes, le plus souvent des Irlandaises, dont quelques-unes présentent sous la flétrissure de l’abrutissement les traits de la jeunesse, et parfois une beauté qui attriste à voir. Le policeman est le héros, le martyr, le bon génie de l’ordre public. On ne saurait dire avec quelle grandeur d’âme stoïque il supporte les injures du délire, avec quelle patience, quelle dou-

  1. L’autorité exerce une certaine surveillance sur les public-houses et peut les frapper d’une peine qui consiste, dans le cas de mauvaise conduite, à leur refuser le renouvellement de la patente; mais très peu de publicains ont encouru jusqu’ici cette punition.