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ceur, il manie ces cadavres de l’ivresse. Les ravages d’un tel fléau social n’affligent pas seulement la rue, ils désolent la famille. On a vu dans de grandes villes industrielles, comme Liverpool, des pères, des mères, engager entre les mains du prêteur sur gage (pawn broker)[1] les habits de leurs enfans et les boire. La bière, il faut le dire, n’est pas seule responsable de ces excès ni de ces tragédies domestiques : il faut rapporter le plus grand nombre des cas d’ivresse au gin et au wisky, deux liqueurs fortes, perfides comme l’onde, dont elles ont la transparence, et qui noient la raison. Lorsque le wisky fut introduit en Écosse, on ne s’en servait d’abord que comme d’un remède pharmaceutique. Les médecins du temps le tenaient sous clé, et avaient seuls le privilège de le vendre aux malades. Aujourd’hui cette rosée de la montagne coule à larges gouttes sur le comptoir des publicains, et répand le feu de la fièvre dans les veines d’une population ouvrière qui s’altère en buvant. Le remède est devenu poison, un poison général et attrayant, qui fait plus de victimes à coup sûr que l’emploi de cette liqueur en médecine n’a produit de guérisons. L’ivrognerie n’est point un vice qui soit particulier à la Grande-Bretagne. Je dois pourtant faire observer que les peuples du Nord se montrent plus portés vers l’usage des liqueurs fortes que les peuples du Midi. Ce besoin, déterminé par le climat, touche de près à l’abus. Tous les public-houses n’ont pourtant pas le droit de vendre des liqueurs spiritueuses; il faut pour cela une patente (license) toute spéciale qui ne s’accorde que sur un certain nombre de signatures recueillies dans le voisinage par le publicain.

Un vice qui tue l’âme et le corps, qui peuple les hospices d’aliénés, qui frappe de stérilité toutes les tentatives faites pour relever le moral des classes laborieuses, devait attirer l’attention des législateurs anglais. On a cru combattre sur une certaine échelle les fureurs de l’intempérance en faisant fermer les public-houses le dimanche, durant les heures du service religieux. Cette mesure a passé, sous ce rapport du moins, à côté du but qu’on se proposait d’atteindre : les habitués des cabarets regagnent à leur manière, durant la soirée, le temps qu’ils ont été forcés de perdre pendant le jour. Il y a lieu de se demander, avec les moralistes du Sunday league, si l’ouverture de certains établissemens publics, les musées royaux et le Crystal-Palace, ne combattrait pas plus victorieusement l’ivro-

  1. Le peintre Hogarth avait très bien compris le lien qui existe entre le cabaret et le mont-de-piété. Dans ses deux belles gravures, Gin lane et Beer street, il n’a point oublié de placer en face des buveurs une boutique de pawn broker, avec le signe qui sert encore aujourd’hui à faire reconnaître ces maisons, trois boules suspendues à une branche de fer.